EXTRAIT DE
“LA FABLE DES ABEILLES”
La ruche murmurante ou les fripons devenus honnêtes gens
Quittez donc vos plaintes, mortels insensés!
En vain vous cherchez à associer la grandeur d’une Nation avec la probité. Il n’y a que des fous qui puissent se flatter de jouir des agréments et des convenances de la terre,
d’être renommés dans la guerre,
de vivre bien à son aise et d’être en même temps vertueux.
Abandonnez ces vaines chimères.
Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent,
si nous voulons en retirer les doux fruits.
La faim est sans doute une incommodité affreuse.
Mais comment sans elle pourrait se faire la digestion
d’où dépend notre nutrition et notre accroissement.
Ne devons-nous pas le vin, cette excellent liqueur,
à une plante dont le bois est maigre, laid et tortueux?
Tandis que ses rejetons négligés sont laissés sur la plante,
ils s’étouffent les uns les autres et deviennent des sarments inutiles.
Mais si ces branches sont étayées et taillées, bientôt devenus fécondes, elles nous font part du plus excellent des fruits.
C’est ainsi que l’on trouve le vice avantageux,
lorsque la justice l’émonde, en ôte l’excès, et le lie.
Que dis-je!
Le vice est aussi nécessaire dans un Etat florissant
que la faim est nécessaire pour nous obliger à manger.
Il est impossible que la vertu seule rende jamais une Nation célèbre et glorieuse.
Pour y faire revivre l’heureux Siècle d’Or,
il faut absolument outre l’honnêteté
reprendre le gland qui servait de nourriture à nos premiers pères.
BERNARD MANDEVILLE