WILHELM MEISTER
(VOCATION THEATRALE)
Dans ses ouvrages, le grand écrivain Allemand Goethe (1749-1832) s'est souvent inspiré de souvenirs personnels. C'est le cas pour son roman, Wilhelm Meister. Pour expliquer l'attrait de son héros pour le théâtre, il lui prête ses souvenirs d'enfance. Un soir de Noël, il assiste à une scène de marionnettes qui met en scène la lutte de David contre Goliath.
Chacun s'était installé et se taisait; un sifflet donna le signal, le rideau se leva et découvrit l'intérieur d'un temple tout décoré de rouge. Le grand prêtre Samuel fit son entré avec Jonathan, et leurs voix alternées et bizarres me parurent infiniment vénérables. Bientôt après, se fut l'arrivée de Saül, cruellement embarassé par l'insolence du guerrier géant qui l'avait défié lui et les siens. Et ma joie, quand je vis s'avancer le fils d'Isai à la taille de nain, avec sa houlette, sa panetière et sa fronde, et s'écriant: "Tout-Puissant roi et seigneur, que personne ne se décourage à cause de ce Philistin; si Votre Majesté veut bien me le permettre, je marcherai au devant du géant et je me mesurerai avec lui". Le premier acte était terminé et les spectateurs brûlaient d'apprendre ce qui allait advenir. Chacun désirait que la musique cessât bien vite. Enfin le rideau se releva. David vouait la chair du géant aux oiseaux du ciel et aux animaux de la terre; le Philistin se moquait de lui et frappait violement le sol des deux pieds, et pour finir il tomba comme une bûche, donnant ainsi à toute l'action un dénouement splendide. Et tandis que les vierges chantaient: "Saül a frappé ses mille et David ses dix-mille!", que l'on apportait la tête du géant devant le petit berger victorieux; tandis qu'on lui donnait pour épouser la charmante fille du roi malgré toute ma joie, je ne pouvais me consoler de voir cet heureux prince doté d'une taille de nain. Car, fidèle à la tradition gigantesque Goliath et du petit David, on ne s'était pas fait faute de leur donner à tous deux bonne mesure pour leur taille (...).
Puis le rideau tombeau, la porte se referma, et tout le petit auditoire se hâta, dans une sorte d'ivresse et tout chancelant, de gagner son lit; mais je sais que moi, je ne pus m'endormir que j'aurais voulu en savoir davantage et que je fis mille questions, ne pouvant me résoudre à laisser partir la gouvernante qui nous avait reconduits dans nos chambres.
Le lendemain matin, hélas, l'échafaudage magique avait disparu, le voile mystique avait était retiré, la fameuse porte était redevenue le simple passage d'une pièce dans l'autre, et de tant d'aventures, il ne restait pas la moindre trace. Mes frères et mes soeurs étaient tout à leurs jouets, tandis que j'errais seul, de-ci de-là, sans pouvoir admettre qu'il n'y eut plus que c'est deux chambranles, là où tant de miracles s'étaient déroulées hier (...).
A la grande joie de Wilhelm, on organise une seconde représentation.
Alors que la première fois tout était absorbé par la joie et la surprise de la nouveauté, cette deuxième représentation apportait les plaisirs d'une étude attentive et d'un examen minutieux. Comment cela se faisait-il? -tout était là, pour moi, désormais. Je soupçonnais bien, dès la première fois que les marionnettes ne parlaient pas elles-mêmes; qu'elles ne pussent se mouvoir toutes seules. Je le supposais aussi; mais pourquoi tout cela était-il si charmant, pourquoi semblait-il qu'elles fussent douées de voix et de gestes propres? Et où donc se trouvaient les lumières et les "acteurs"? Toutes ces énigmes m'agitaient d'autant plus que j'eusse voulu me trouver en même temps parmi les enchantés et les enchanteurs avoir mes mains dissimulées dans le jeu tout en goûtant les joies de l'illusion en spectateur.
La pièce était terminée on faisait les préparatifs pour l'épilogue, les spectateurs s'étaient levés et bavardés entre eux. Je me rapprochait de la porte et au craquement qui venait de l'intérieur, je compris qu'on était en train de ranger quelque chose. Je soulevai la tenture inférieure et glissai un regard entre les tréteaux. Ma mère m'aperçut et me fit reculer. Mais j'avais eu le temps de voir qu'on emballait dans le même tiroir amis et ennemis SaÜl et Goliath et toute la bande, et ma curiosité, à demi satisfaite, s'en trouva aiguisée d'autant. De plus, à ma grande surprise j'avais distingué le lieutenant fort affairé dans le sanctuaire. Et dès lors, Polichinelle eut beau se démener, mon intérêt était ailleurs. Je me perdis dans une profonde méditation: depuis ma découverte je me sentais à la fois plus calme et plus agitée que naguère. J'avais appris quelquechose et il me semblait désormais que je ne savais rien du tout, et j'avais raison: Le rapport m'échappait qui est, en définitive l'essentiel de toute connaissance.
(Il découvre bientôt la boite où sont rangées les marionnettes, puis le livret et apprend à les animer)
Wolfgang Goethe, Wilhelm Meister.
Traduction Groethoysen, du Colombier, Briode