LES DEUX VILLAGES
Depuis longtemps, de part et d'autre d'un large fleuve d'Afrique, deux villages se faisaient face. Ils étaient à peu près de même importance mais les conditions du fleuve à cet-endroit-là, rendaient la tarversée très difficile: courant et remous violents présence de crocodiles, de serpents vénimeux et même (disait-on de mauvais esprits)
Très rare étaient les audacieux qui, à la nage ou en barque, avaient tenté de passer d'un village à l'autre. Et aucun, jamais, n'était revenu, ce qui rendait les tentatives de plus en plus rares. Les deux villages qui s'appelaient OGADAOU et OUADAGO, se contentaient de se regarder à distance, de voir les fumées qui s'élevaient de telle ou telle case, le vol des oiseaux, les nuages. On apercevait parfois une ou deux silouhettes, là-bas sur l'autre rive, des barques longeants le bord du fleuve, quelque feu la nuit et les rapports s'arrêtaient là.
Un jeune habitant de OGADAOU, qui s'appelait Bakari, se sentait fasciné depuis son plus jeune âge par la présence de cet autre village, qui constituait à vrai dire son seul horizon, et qu'il rêvait de visiter un jour.
Quand il eut dix-huit ou vingt ans, il décida de tenter à son tour l'aventure de la traversée. Il s'y prépara soigneusement, creusant une pirogue la nuit, prévoyant une pagaie de rechange, un large et long couteau en cas d'attaque d'animaux aquatiques, ainsi que des amulettes contre les esprits. Il s'entraina de son mieux le long de la rive où il habitait s'aventurant même dans des remous dangereux, et il acquit, dans ce domaine, une véritable dextérité.
Quand il se sentit prêt, un matin, à l'aube, il quitta sans bruit la maison familiale, ses parents, sa jeune femme, le bébé qui venait de naitre - et s'élança sur le fleuve. Il avait gardé le secret sur sa tentative. Une force irrésistible, qu'il ne pouvait pas définir, l'attirait de l'autre côté du fleuve.
A sa surprise, la traversée fut plutôt calme. Les rapides et les courants paraissaient moins tumultueux et effrayants que lorsqu'on les observait de la rive. C'est à peine si Bakari sentit quelques secousses, qu'il sut dominer sans trop de peine. Il aperçut aussi quelques hippopotames tranquilles et des crocodiles qui laissèrent passer la pirogue dans une totale indifférence. Quant aux esprits, aucune trace.
Il mit pied à terre de l'autre côté, tira sa pirogue sur le sable et marcha jusqu'au village. Il se trouvait sur un territoire familier, très familier même: la même végétation, bien sûr, mais aussi les mêmes alignements de cases, les mêmes arbres, la même terre, les mêmes filets de pêche séchant au soleil du matin.
Des villageois commençaient à sortir, à prendre leurs utiles pour aller aux chmaps, tandis que les femmes secouaient les nattes devant les portes. Bakari, en s'avançant crut reconnaitre certains des habitants - ses voisins. Il reconnut aussi les cases, un tronc d'arbre abbatu, un chien à la patte cassée.
Surpris, il se retrourna pour regarder de l'autre côté du fleuve. S'était-il trompé? Avait-il cru traverser le fleuve, et les courants l'avaient-ils rejeté sur la rive même qu'il venait de quitter? Il s'avança un peu plus loin. Un habitant du village, le salua au passage en l'appelant par son nom. Bakari sut qu'il le connaissait, et même depuis longtemps. Cet homme aux cheveux gris était un ami de son père.
De plus en plus étonné, se sentant parfaitement à l'aise dans ces ruelles où il marchait pour la première fois, Bakari se trouva soudainement devant sa propre maison, qu'il venait de quitter une heure plus tôt. Il hésita à entrer, quand il vit sa propre mère sortir, un court balai à la main. En achevant de nettoyer son devant de porte, elle salua son fils en l'appelant par son nom et en souriant. Elle lui demanda d'où il venait. Il ne répondit que par un geste vague, en montrant le fleuve. Il entra dans la case, d'où jaillissaient les gémissements d'un bébé. Il trouva sa jeune femme qui s'apprêtait à donner le sein, et qui ne parut nullement surprise de voir son mari à cet endroit-là, à cette heure-là. Un sentiment proche de la tranquillité l'envahissait, effaçant les questions qui pouvaient le harceler, le gêner. Ses paupières s'appesantissaient. Sa femme lui demanda s'il avait soif. Il accepta un verre d'eau. Puis il s'endormit.
Bakari est resté dans ce village, celui qui s'appelle OUADAGO. Il a reprit son travail de paysan dans des champs dont il connait tous les secrets. Il a retrouvé son chien, ses utiles, sa barque - avec laquelle il va pêcher de temps en temps le long de la rive. Il vieillit. Sa femme est de nouveau enceinte. Par moments, il s'arrête et se tient immobile au bord du fleuve, les yeux longument fixés sur l'autre village là-bas. Il songe de plus en plus à y revenir, mais le fleuve lui parait terriblement agité et plein de bêtes dangereuses.
Sans doute a-t-il renoné à le traverser une nouvelle fois mais ce n'est pas sûr.