GILLES DELEUZE
OU COMMENT PENSER LA DIFFERENCE?
Une courte vidéo passée récemment sur ce blog montrait un penseur français atypique: « Gilles Deleuze ». S'il est facile de l'écouter, en revanche le lire pose problème, car il expose une pensée inhabituelle, innovante et subversive. Il vient de cette période d'après guerre où toute une génération se lance à corps perdu dans une quête d'un monde meilleur. Peace and Love, Faites l'amour pas la guerre, il est interdit d'interdire scandent ce mouvement en lui donnant un aspect « pop », un peu bon enfant. Il faut explorer des nouvelles voies, tracer d'autres chemins, indiquer d'autres directions plus salutaires, plus prometteurs, bref il faut quitter les modes de penser traditionnels. Cette période est une des plus fécondes en productions littéraires et philosophiques en France. Il faut inventer et en matière d'imagination on peut faire confiance à toute une pléthore de penseurs qui se mettent en mouvement pour porter l'imagination au pouvoir (l'autre fameux slogan de cette époque).
Deleuze cherche à inventer. Mais d'abord contre quoi s'élève-t-il? Dans son ouvrage majeur « Différence et Répétition » qui se présente comme un livre d'ontologie, l'auteur attaque toute la tradition philosophique rationaliste. Pour celle-ci la stabilité et la permanence sont les indices de la réalité des étants (des choses et êtres humains). Notre représentation courante de la réalité se trouve asservie par ces indices au besoin d'utilité et d'efficacité. La connaissance exige la stabilité car elle cherche l'essentiel et évite le superflu. C'est une réduction des choses à l'identique; l'effacement des différences. Ainsi, vouloir atteindre l'être des choses revient-il à évacuer la contingence, le devenir, la singularité des êtres. C'est la raison pour laquelle Deleuze déclare qu'il n'y a jamais de répétition que de la différence. Il veut promouvoir une philosophie de la multiplicité contre une pensée unique dérive inévitable d'une philosophie de l'unité. Cette pluralité se refuse aux catégories générales car elle est faite de singularités. Ce qui revient à penser l'événement, le singulier qui déborde les cadres normatifs, cette différence singulière qui est une déviation par rapport à un modèle.
Pour accéder à la compréhension du singulier le philosophe doit court-circuiter l'activité de l'entendement, suspendre les catégories de la raison. Deleuze est convaincu de l'idée que la nature et l'homme sont traversés par un flux, par des anomalies sauvages immaîtrisables. Sous notre apparence d'unité, nous sommes travaillés par des « structures », par des singularités étranges inclassables par nos schémas habituels de la représentation. Selon Deleuze le mérite du structuralisme (auquel il adhère) est de dissoudre l'homme dans une multiplicité de structures relationnelles. D'où le thème de la mort de l'homme (Michel Foucault, Les Mots et Les Choses) suite à celle de Dieu annoncée par Nietzsche. Cette « dissolution » du sujet dans une multiplicité doit nous permettre d'accéder à ces « petits riens » qui échappent à toute tentative de compréhension selon les critères habituels. Le fluctuant, le nouveau, l'étrange forment ce singulier qu'il faut saisir dans son irréductibilité. Vivre le singulier signifie pour Deleuze ne pas réduire l'événement à du déjà connu, à l'identique. Il s'agit donc de se confronter à l'inconnu avec une sorte de naïveté pour accueillir le singulier dans toute sa nudité, sans préjugés d'aucune sorte.
Libérer la philosophie; telle est la tâche du penseur. D'où l'idée d'une autre lecture qui ne serait pas analyse et interprétation mais mouvement, invention, intensité. « Quelque chose passe ou ne passe pas. Il n'y a rien à expliquer, rien à comprendre, rien à interpréter. » (Pourparlers, Ed. Minuit, 2003). Pour Deleuze philosopher consiste à proposer sa singularité qui est vécu et savoir à la fois mais soustraite au philosophiquement correct. Si donc analyser et contempler ne sont pas d'un grand secours alors il faut créer des concepts. Créer, c'est philosopher car l'inattendu, l'inconnu, tout ce que nous vivons et éprouvons de manière si personnelle demande et mérite d'être exploré. Seul le devenir nous importe parce qu'il nous traverse d'un bout à l'autre de notre existence et qui fait de nous des êtres singuliers refusant toute ressemblance et équivalence.
Que chaque être soit marqué par cette différence ontologique signifie que le sujet n'étant pas substantiel seul l'intensité des expériences comptent puisqu'elle varie d'un individu à un autre. Le sujet n'est ni stable ni identique à soi-même, du coup il ne peut non plus se représenter les objets comme étant substantiels. L'individu ne pouvant pas se définir par une essence immuable il se détermine plutôt comme capacité d'affecter ou d'être affecté selon un réseau d'intensité répartie de façon très inégale. Un même phénomène, il est vrai, ne produit pas le même impact sur deux individus. Par conséquent, l'individu est moins un être permanent qu'une certaine façon d'agir et de réagir, de se comporter et de subir. Bref, un individu est un « système d'intensité ».
Envisager de la sorte le sujet humain revient à constater la vacuité de nos représentations. Si celles-ci sont en effet tributaires de nos différences de toutes sortes, les réduire à des schémas explicatifs réducteurs, c'est trahir l'homme et la philosophie. En revanche, le constat d'échec d'un tel réductionnisme nous conduit à une problématique fondamentale. L'insatisfaction que ces explications génèrent renvoit au désir.
Le désir selon Deleuze ne vise pas un objet dont l'obtention sous telle ou telle forme y mettrait une fin. Telle est d'ailleurs la conception traditionnelle du désir. Sa satisfaction est prisonnière d'un champ transcendantal, celui d'un horizon d'objets divers contenus dans le monde. Or, prétend Deleuze, le désir est immanent, c'est-à-dire qu'il ne vise que sa propre prolongation (Dialogues, G. Deleuze et C. Pernet, Flammarion, 1992). Il ne faut pas penser le désir comme un pont entre un sujet et un objet. Cette conception aboutit fatalement à une définition du plaisir comme son aboutissement, sa satisfaction. Si le plaisir est agréable, il n'en reste pas moins comme ce qui vient interrompre le désir. Non! Deleuze n'est pas un hédoniste, un épicurien de bas étage. Le plaisir n'est pas la norme du désir, car le plaisir en tant que décharge interrompt un processus qui en lui-même est une « machine ». Pour comprendre cette différence, il suffit d'évoquer l'amour courtois qui est un agencement spécifique des relations hommes/femmes. L'amour courtois éconduit sans cesse le plaisir parce que conscient que son accomplissement y mettra une fin illusoire. La satisfaction est toujours une chute, le désir renaît toujours et revient à la charge. Cette permanence du désir est justement ce qui singularise chaque être. Cette ascèse loin d'être une privation est la condition même du désir, la norme du désir est le désir lui-même. « L'ascèse a toujours été la condition du désir, et non sa discipline ou son interdiction». (G. Deleuze et F. Guattari, L'Anti Oedipe, Ed. Minuit,1995).
La nouveauté de cette conception vient du fait que le désir n'est pas uniquement individuel mais à l'échelle de la société puisqu'il investit toutes les subjectivités. Il est une force de production, c'est-à-dire partout présent. Le désir n'a pas pour objet des personnes et/ou des objets. Il est un flux qui parcourt et investit tous les milieux et toutes les actions et réactions. D'où la mise en cause dans ce livre, L'Anti-Oedipe, de la psychanalyse, ses attaques contre l'approche freudienne du complexe d'Oedipe. La psychanalyse freudienne est accusée de réduire tous les désirs à des questions de papa et maman. Selon les auteurs de ce livre qui a fait date dans la philosophie, « l'inconscient ne délire pas sur papa et maman, il délire sur les races, les tribus, les continents, l'histoire et la géographie, toujours un champ social». La vérité du désir va donc plus loin que le champ familial. La restreindre à la structure tripartite (enfant-papa-maman), c'est une autre manière d'être conformiste. La multiplicité désirante qu'est cette machine transcende tout clivage d'ordre interprétatif et de sa charge formidable se refuse à toute clôture, à toute récupération. Le désir est anti-pouvoir par excellence. Le désir n'est pas manque mais plénitude plurielle toujours en marche et partout présent. Ce dépassement de soi-même du désir nous empêche de l'emprisonner dans une philosophie de la connaissance à la recherche d'une unité uniforme.
La pensée deleuzienne est une tentative nouvelle de considérer les rapports entre les hommes et le monde sous l'angle positif du désir. Contre les tendances qui expliquent l'homme et la nature en vue de les réduire à des mécanismes identifiables (Hégélianisme, par ex.), la philosophie de Deleuze prend résolument parti de l'homme dans sa différence irréductible et proclame sa liberté souveraine. Il est déconstructiviste comme Foucault et Derrida en ce qu'il réclame la mort du sujet au sens classique, c'est-à-dire figé, pour mieux provoquer sa renaissance de ses cendres.
AUGUSTE UNAT