L’INTERPRÉTATION DES RÊVES
Le neurologue et psychiatre autrichien Sigmund Freud (1856-1939) est le fondateur de la psychanalyse. Cette discipline a pour objet l’étude des phénomènes psychiques dont nous n’avons pas conscience mais qui influencent nos comportements, nos paroles, nos rêves, et a pour but de guérir les troubles qui résultent de la méconnaissance de ces phénomènes. Pour mieux connaitre ces derniers, Freud analysait ses propres rêves, et demandait à ses malades de lui raconter les leurs: il y découvrait, sous une forme déguisée, les pensées qu’ils n’osaient s’avouer à eux-mêmes dans leur vie éveillée. Mais comment reconnaitre ces pensées sous le déguisement souvent déconcertant que leur impose le rêve? Dans L’interprétation des rêves, parue en 1905, Freud présente sa façon de procéder, qui se distingue des méthodes traditionnelles.
L’humanité s’est de tout temps eforcée d”interpréter” les rêves et a utilisé pour cela deux méthodes essentiellement différentes. Le premier procédé considère le contenu du rêve comme un tout et cherche à lui substituer un contenu intelligible et en quelque sorte analogue. C’est l’interprétation symbolique. Elle échoue devant les rêves qui ne sont pas seulement incompréhensibles, mais encore confus. L’explication que, dans la Bible, Joseph donne du songe de Pharaon est un bon exemple de ce procédé: les sept vaches maigres dévorant les sept vaches grasses sont une prédiction symbolique des sept années de famine en Égypte qui dévorent tout ce que les années d’abondance auront accumulé de réserves. (…)
On ne saurait enseigner la manière de trouver ce sens symbolique. Le succès dépend de l’ingénosité, de l’intuition immédiate, c’est pourquoi l’interprétation symbolique des songes a pu s’élever à la dignité d’un art qui exigeait des dons particuliers.
Le second procédé populaire d’analyse des rêves n’a pas de telles prétentions. On pourrait l’appeler méthode de déchiffrage, car il traite le rêve comme un écrit chiffré où chaque signe est traduit par un signe au sens connu, grâce à une clef fixe. Je suppose que j’ai rêvé d’une lettre, puis d’un enterrement, etc: j’ouvre une “clef des songes”, et je trouve qu’il faut traduire lettre par dépit, et enterrement par fiançailles. (…) Artémidore de Daldis donne dans son écrit sur l’interprétation des rêves, une variante intéressante de cette méthode de déchiffrage. Le caractère purement mécanique de la traduction est ici en quelque façon corrigé; il est tenu compte, non seulement du contenu du rêve, mais encore de la personnalité et des circonstances de la vie du rêveur: tel détail a une autre signification pour l’homme riche, l’homme marié, l’orateur, que pour le pauvre, le célibataire, le marchand. La caractéristique de ce procédé est que l’interprétation ne porte pas sur l’ensemble du rêve, mais sur chacun de ses éléments, comme si le rêve était un conglomérat où chaque fragment doit être déterminé à part. Ce sont très certainement les rêves discordants et confus qui ont fait naitre de la méthode de déchiffrage.
Les deux procédés populaires d’analyse du rêve sont évidemment tout à fait inutilisables pour la recherche scientifique. La méthode symbolique est d’une application limitée, on ne peut en faire un système général. La méthode de déchiffrage, dépend tout entière de la clef “clef des songes”, et rien ne garantit celle-ci. On serait tenté de donner raison aux philosophes et aux psychiatres et d’écarter le problème de l’interprétation des rêves comme faux problème.
Mais j’ai pu faire un pas en avant. J’ai été amené à constater qu’il s’agissait une fois de plus d’un de ces cas, assez fréquents, où la vieille et tenace croyance populaire serrait la vérité de plus près que nos doctrines actuelles. Je prétends que le rêve a une signification et qu’il existe une méthode scientifique pour l’interpréter (…)
La méthode exige une certaine préparation du malade. Il faut obtenir de lui à la fois une plus grande attention à ses perceptions psychiques et la suppression de la critique, qui ordinairement passe au crible les idées qui surgissent dans la conscience. Pour qu’il puisse observer et se recueillir, il est bon de le mettre dans une position de repos, les yeux fermés; pour qu’il élimine toute critique, il est indispensable de faire des recommandations formelles. On lui explique que le succès de la psychanalyse en dépend: il faut qu’il fasse attention, il faut qu’il observe et communique tout ce qui lui vient à l’esprit, qu’il se garde bien de refouler une idée parce qu’elle lui parait sans importance, hors du sujet ou absurde. Il faut qu’il soit tout à fait impartial vis-à-vis de ses propres idées, car c’est précisément sa critique qui, en temps ordinaire, l’empêche de trouver l’explication d’un rêve (…)
Dès les premiers essais d’application de cette méthode, on s’aperçoit qu’il faut diriger l’attention non pas sur le rêve considéré comme un tout, mais sur les différentes parties de son contenu. Quand je demande à un malade non-exercé: “A quoi vous fait penser ce rêve?”, il ne découvre, en règle générale, rien dans le champ de sa conscience. Par contre, si je lui présente son rêve morceau par morceau, il me dit, pour chaque fragment, une série d’idées, que l’on pourrait appeler les “arrières-pensées” de cette partie du rêve. Cette première condition d’application montre que la méthode d’interprétation que je pratique s’écarte de la méthode populaire d’interprétation symbolique célèbre dans la légende et dans l’histoire et se rapproche de la méthode de déchiffrage. Elle est, comme celle-ci, une analyse “en détail” et non “en masse”; comme celle-ci elle considère le rêve dès le début comme un composé, un “conglomérat” de faits psychiques.
SIGMUND FREUD, L’interprétation des rêves”