QUELLE EST LA PORTEE
D'UNE LITTERATURE CRITIQUE?
Jean-Marie Goulemot, en 1989, année du bicentenaire de la Révolution française, s'interroge sur les rapports de la philosophie et de la littérature des Lumières. Il veut rendre compte de sa "foissonnante diversité" et met en parallèle les formes littéraires et la "démystification des préjugés".
Le philosophe, qui se déclare concerné par le social, ne peut ni décrire ni analyser la société dans laquelle il vit -son organisation, ses pratiques, son idéologie- s'il ne parvient à se situer en dehors d'elle pour la poser dans sa radicale étrangeté comme un objet de connaissance. Il n'y a de philosophie que par constitution d'une extériorité.
Cette extériorité, pour les philosophes, fut souvent à prendre au sens géographique du terme (...). Pour les autres, qui vivent à Paris et participent aux compromissions du monde, il n'est de retrait possible du social que par l'intermédiaire de la fiction théâtrale ou romanesque. Roman et théâtre vont donc se substituer aux conditions réelles d'existence pour devenir l'espace privilégié des Lumières elles-mêmes. Ils ont pour fonction de traduire en termes narratifs, en position fictionnelle, le mouvement d'extériorisation du philosophe. Extériorité de discours qui rend possible la description des éléments du tissu social, la démystification des préjugés et des pratiques qu'une trop grande familiarité impose comme autant de vérités, et qui, dans le procès de lecture, permet au lecteur lui-même d'accéder à cette étrangeté à son propre monde.
Prendre ses habitudes, donner au regard porté sur les pratiques sociales et culturelles une acuité nouvelle qui démystifie et révèle la dure réalité et l'arbitraire des croyances, tel sera donc le sens des stratégies littéraires mises en oeuvre par les Lumières. On peut dresser le catalogue des formes narratives que prendra cette extériorité philosophique. D'abord le regard innocent jeté sur le monde occidental chrétien, assumé par un héros venu d'un ailleurs géographique, historique et culturel. On en connait le schéma fondamental, à partir duquel s'organiseront d'innombrables variations narratives. Un étranger (persan, chinois, indien, turc...) débarque à la suite d'aventures (un naufrage, un exil, un accostage non prévu) et regarde avec étonnement et surprise les habitudes européennes. C'est le pretexte à une description, sans concession aux idées reçues, des structures sociales et politiques et des pratiques religieuses, morales et culturelles.
Jean-Marie Goulemot, La Littérature des Lumières,
Bordas, 1989
L'historien Roger Chartier, en 1990, est interrogé sur le rôle des Lumières et sur l'influence de la littérature dans les transformations politiques de la société française.
Roger Chartier: On ne peut pas établir de relation directe entre le fait de lire un livre et celui de croire à ce qui y est montré ou démontré. L'espace de la lecture est un espace de liberté. D'où la difficulté de conclure à l'influence des Philosophes sur les mentalités. Elle existe certainement, mais à quel degré?
L'HISTOIRE: En tout cas, vous établissez que les habitudes de lecture des Français se modifient au cours du XVIIIème siècle. Vous parlez, notamment, d'une "laïcisation" à la fois du contenu des livres et de la façon de les lire. Qu'entendez-vous par là?
Roger Chantier: Cette "laïcisation" de la lecture procède de deux phénomènes parallèles.
1)- La part de ce qu'on appellerait aujourd'hui des essais politiques, critiques, philosophiques, devient massive, alors que le livre de religion, qui occupait encore le tiers de la production autorisée en 1750 et au dixième en 1780.
2)- On assiste à une profonde transformation des modes de lecture. La lecture, au moins pour le public le plus populaire, a longtemps conservé quelquechose de sacré. Or, avec la multiplication des livres et des cabinets de lecture ou des loueurs de livres, elle devient plus désinvolte, plus critique, moins respectueuse de l'autorité.
L'HISTOIRE: Est-ce le signe de l'apparition d'une conscience politique chez les Français?
Roger Chartier: Il faut ici être prudent. Et surtout distinguer conscience politique et opinion publique. La notion d'opinion publique apparait, en effet, au XVIIIème siècle en France. Elle se définit comme une instance de jugement, jugement esthétique d'abord, indépendant de celui de la cour ou des académies. Il s'agit de décréter "le bon goût", dans le domaine de la critique littéraire ou picturale. Concrètement, cette opinion publique se manifeste dans les salons parisiens, les sociétés littéraires et dans la presse. Par ailleurs, on observe une progressive politisation de l'opinion publique. A partir du millieu du XVIIIème siècle, l'exercice de la faculté de juger n'est plus confiné à la sphère littéraire ou esthétique. Le sens critique commence à s'exercer à l'égard de l'ensemble du monde social et plus encore, à l'égard de la monarchie absolue.
Roger Chartier, "Les philosophes ne sont pas responsables de la Révolution française"
L'Histoire, no: 136, septembre 1990, D.R.