LA TRAGEDIE
La tragédie surgit dans la Grèce antique, au 5ème siècle avant J.-C. avec la fulgurance d'une comète: en moins d'un siècle, elle voit le jour, atteint son apogée et dégénère. Pour autant, c'est là que se fonde dans ses grands principes un genre qu'on verra réapparaitre des siècles plus tard quand les circonstances seront sinon identiques du moins à nouveau propices, tandis qu'apparait l'adjectif "tragique" appelé à être utilisé bien au-delà de la scène du théâtre.Ecrite pour les fêtes d'Athènes célébrant le dieu Dionysos et jouée uniquement dans ces circonstances lors d'un concours de dramaturges, la tragédie a de toute évidence des origines religieuses quoique mal définies. Son nom en particulier, qui signifie "le chant (oidia) du bouc (tragos)", reste mystérieux: l'animal évoque-t-il les satyres, habituels compagnons du dieu, la récompense offerte au vainqueur, la victime d'un sacrifice rituel? Rien ne permet de décider entre ces hypothèses. Le spectacle tragique apparait surtout comme l'apothéose d'une grande manifestation collective.
Plus que le culte de Dionysos, c'est avec les mythes que la tragédie entretient des liens essentiels. A la suite de l'épopée, elle emprunte ses thèmes et ses personnages aux légendes connues de tous, qui mettent en scène dieux et héros mais qui sont avant tout des récits symboliques destinés à apporter une réponse aux angoisses et aux interrogations de l'homme sur son origine et sa fin, sur la valeur de son organisation sociale, sur la place du surnaturel dans sa vie quotidienne.
ARISTOTE |
Discours poétique accompagné de mélodies et de chants, visualisation par la mise en scène d'actes monstrueux et de destins effrayants, propre à toucher à la fois la vue et l'ouïe, elle suscite l'émotion comme nul autre genre avant elle.
Surtout, elle marque l'éveil d'une conscience qui sera plus tard qualifiée justement de "tragique". En mettant en scène les paroles, les faits et gestes d'un héros confronté à d'autres personnages, soumis à des contestations ou à des hésitations, elle relativise son attitude, elle le place au centre d'un débat qui devient celui de tous les hommes: "Quand le héros est mis en question devant le public, c'est l'homme grec qui, en ce 5ème siècle athénien, dans et par le spectacle tragique, se découvre problématique".
L'EVOLUTION DE LA TRAGEDIE
Genre neuf et sans modèle, la tragédie est alors en constante révolution. Elle consiste à l'origine en un dialogue entre un personnage et un choeur, qui ne participe pas à l'action mais la commente par ses chants et ses danses. Les trois grands auteurs tragiques Eschyle, Sophocle et Euripide ne vont cesser de lui apporter innovations et améliorations: accroissement du nombre des personnages, suprématie du dialogue sur les chants, affinement de la psychologie et des péripéties. Mais à la fin du 5ème siècle, avec le déclin de la grandeur d'Athènes, l'affaiblissement du sens civique et de la piété, la tragédie finit par s'éteindre.
La renaissance de la tragédie au 17ème siècle
En France, c'est en fait au 16ème siècle que le genre tragique fait son apparition, avec l'engouement du public lettré pour l'Antiquité. Des théoriciens comme le Français Donat ou l'italien Scaliger en définissent les premiers principes qui deviendront les fondements de la tragédie classique. Inspirées des personnages et des thèmes antiques, les oeuvres de Robert Garnier, d' Etienne Jodelle ou de Jean de La Péruse explorent les ressources de l'alexandrin dans ce genre nouveau. Mais réservée à quelques amateurs éclairés, la tragédie ne touche encore qu'un public très restreint.
C'est seulement su 17ème siècle que la tragédie va se constituer comme genre, en se codifiant selon des règles précises sous l'impulsion de l'Académie Française nouvellement créée. Désormais l'action théâtrrale y est soumise à la règle des trois unités. Celles-ci tiennent compte des conditions de la représentation et visent à l'attention et à l'intérêt du spectateur.
► L'unité d'action réduit le nombre des événements et les concentre autour d'une intrigue principale qui puisse être aisément suivie par un spectateur et se dénouer dans un laps de temps supportable pour lui.
► L'unité de temps répond au désir de faire coïncider, dans un souci de vraisemblance, la durée des événements représentés et le temps réel de la représentation. Bien que les entractes permettent des ellipses temporelles, l'ensemble de l'intrigue doit se dérouler en vingt-quatre heures.
► L'unité de lieu qui situe les faits dans un seul décor simplifie la mise en scène et épouse logiquement l'unité de temps et d'action.
Ce cadre rigide contribue à réhausser la tension tragique. Le personnage semble captif d'un lieu unique qui fonctionne comme un piège; il parait enfermé dans un présent sans aucune persepective d'avenir. Au moment où le rideau se lève, le spectateur le découvre pris dans une situation de crise, aboutissement d'événements antérieurs, qui ne laisse aucune échappatoire et n'admet aucune diversion. Arrivé à l'extrême limite d'une situation insupportable, confronté à une menace imminente ou soumis à l'urgence d'un choix déchirant, le héros tragique, dans tout ce qu'il fait comme dans tout ce qu'il subit, précipite le dénouement qui résout la crise d'une manière rapide et évidente.
Durant le 17ème siècle, la tragédie trouve enfin un public moins restreint en touchant les gens de la Cour et des salons littéraires. Destinée à un auditoire raffiné, elle se doit de respecter des règles de vraisemblance et de bienséance. La vraisemblance refuse les personnages ou les péripéties extraordinaires sinon ceux que l'histoire et la mythologie ont imposés: "il n'est pas vraisemblable que Médée tue ses enfants, que Clytemnestre assassine son mari, qu'Oreste poignarde sa mère; mais l'histoire le dit, et la représentation de ces grands crimes ne trouve point d'incrédules. Il n'est ni vrai, ni vraisemblable qu'Andromède, exposée à un monstre marin, ait été garantie de ce péril par un cavalier volant, qui avait des ailes aux pieds; mais c'est une fiction que l'Antiquité a reçue; et comme elle l'a transmise jusqu'à nous, personne ne s'en offense quand on la voit sur le théâtre. Il ne sera pas permis toutefois d'inventer sur ces exemples".
De la même façon, la bienséance interdit de donner à voir et à entendre tout ce qui peut heurter la pudeur ou la sensibilité: meurtres, duels, propos contraires à la morale du public. Soucieuse de dignité dans les gestes comme dans la langue, la tragédie se contente d'évoquer, par des récits les événements trop violents pour être représentés et évite même, dans leur narration, un réalisme trop cru.
CORNEILLE |
Le vif engouement du Grand Siècle pour la tragédie est complexe. D'une part, le spectateur jouit de la distance infranchissable -temporelle, spatiale, psychologique- qui le sépare des presonnages représentés: préservés du commun par leur appartenance à un temps mythique (l'Antiquité historique ou légendaire) ou à un autre monde (l'Orient), par leur noblesse et leur majesté jusque dans le malheur, ils suscitent le rêve, le respect, l'enthousiasme.
RACINE |
Chez Corneille le sentiment du devoir va jusqu'à chez l'héroïsme: pour sa gloire, le héros cornélien est prêt à tous les sacrifices; même s'il passe par de douloureux dilemmes, il triomphe, par sa volonté, de la faiblesse des sentiments (amour, jalousie, rancune) et des hasards auxquels il se heurte. S'il peut paraitre parfois inhumain dans son inflexible vertu qui nie la souffrance des autres aussi bien que la sienne, il fait naitre l'admiration par son refus des compromis et sa grandeur d'âme.
Le héros racinien suscite une émotion différente: écrasé par sa faiblesse et son impuissance, il se débat contre une fatalité qui prend mille visages: la cruauté implacable des dieux, le poids du passé, l'arbitraire d'un pouvoir tyrannique. Loin de connaitre la sérénité et l'assurance du héros cornélien, il est en proie à de terribles conflits intérieurs: déchiré par la tentation de la faute et le sentiment de culpabilité, emporté par la passion mais juge lucide de ses faiblesses, contraint à des choix également insupportables, il trouve souvent solution et délivrance dans la mort seule. Plus proche de la tragédie des origines, le théâtre de Racine se propose de susciter chez le spectateur une compassion et une crainte instructives: "Les passions n'y sont présentées aux yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause; et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaitre et haïr la difformité".
Tout le charme de la tragédie repose sur un plaisir paradoxal: divertissement raffiné, c'est par le spectacle de souffrances inouïes, de sacrifices insoutenables qu'elle prétend séduire. Les actes et les sentiments les plus monstrueux y sont dépeints mais avec dignité et pudeur, dans le corset d'une langue poétique, travaillée, musicale qui justifie que la tragédie se soit d'abord appelée poème dramatique.
Le tragique au 20ème siècle
GIRAUDOUX |
ANOUILH |