LE PAIN, LE VIN, LE SEL
Très attaché à son terroir suisse, Charles-Ferdinand Ramuz (né et mort près de Lausanne, 1878-1947) chante avec ferveur les simples produits de la terre qui sont la condition de la vie des hommes et lui permettent de communier avec le sol sur lequel ils vivent.
Nourritures de partout, nourritures de toujours, et proches malgré tout du sol, n'est-ce-pas, quand je vais à vous et vous respire, avec lui que je communique, mystiquement et grâce à vous? L'une qui est un minéral, tranchante d'arêtes, semblable au caillou, que la chèvre cherche avec la langue à la surface de la roche, qui est roche, dont chaque morceau imite en petit un bloc de rocher; puis le pain, dont la croûte a juste la couleur de l'épi parvenu à son point de maturité, dont la mie a le grumuleux, le poreux, le tendre qui durcit à l'air de la terre, le pain qui, mis en miches, quand on le sort du four, est chaud comme le champ sous le soleil, et au-dessus tremble la même buée, le dessus de cette miche est comme une ligne d'horizon; le vin enfin, le vin qui est rouge comme le sang, étant le sang de la terre, le vin qui sent le caillou quand on le frotte dans ses mains, le vin qui garde, dans sa masse et la transparence de sa masse, toute la lumière, tout le soleil, toute la chaleur de la belle saison, laquelle se réveille dans nos veines et c'est en nous une journée d'été -le vin jaloux qui, mis dans les tonneaux, quand la sève monte, tressaille, se souvenant encore, peut-être regrettant, puis qui retombe et se résigne, à mesure que la grappe tend par son propre poids à descendre aux nouveau paniers.
O choses de partout, choses de tous les temps, choses qui faites qu'on ne sait plus où on est, chose qui contenez l'oubli, l'illusion, le rassasiement, la satisfaction complète, chose qu'on n'a plus quand on meurt; fruits essentiels, nourriture de l'âme; choses qui êtes à la fois les plus grandes images et les plus grandes réalités, choses qui faites rêver et qui faites qu'aussi afin de vous avoir, on se détourne de son rêve pour le travail quotidien- permettez qu'une fois de plus je considère où vous êtes, dans votre nue réalité, rapprochées tout autour de moi, contenues toutes les trois quand même dans mon pays qui est petit, mais qui tout à coup, grâce à vous, devient grand et, grâce à vous, l'égal de tous les autres supérieur même à tous les autres, le plus beau, le plus aimé.
C.-F RAMUZ, Adieu à beaucoup de personnages