FUNERAILLES D'UN LAPIN
Parmi les inconsistantes images émergeant de ce temps lointain, celle de Roddy était restée la plus proche, la plus nette, la plus singulière.
Elle se revoyait avec lui dans une terre inculte, semer de trous crayeux de ronces murissantes, de fougères et de genêts: le curieux parfum des fleurs de ronce, faible mais insidieux terrestre et pourtant irréel, était troublant.
Elle contemplait avec horreur un lapin mort gisant dans le sentier. Il était étalé sur le flanc, ses petites pattes fragiles mollement étendues, et la blancheur secrète de son doux pelage à demi révélée. L'un deux -lequel? elle ne put jamais se rappeler- disait:
-Non, je n'aurais jamais cru le toucher!
C'était comme si elle entendait parler dans un mauvais rêve.
-Comment avez-vous fait? dit la voix de Roddy.
_ Eh bien! il était assis; je me suis approché en rempant, et je lui ai jeté une pierre pour le faire partir; je ne voulais pas lui faire de mal.
Mais j'ai dû le frapper en plein derrière l'oreille... en tout cas il est mort sur-le-champ. C'est un pur hasard. Je ne pourrais refaire la même chose quand j'essaierais toute ma vie.
-Hum! dit Roddy, drôle de chose!
Il se tenait les mains dans les poches, le visage pareil à un masque, regardant le cadavre étendu à ses pieds. Le soleil vacillait et s'assombrissait. La bruyère brillait d'un éclat métallique, l'herbe se décolorait, les arbres sifflaient, Judith se débattait dans un cauchemar.
-Alors, qu'est-ce que je vais faire? dit la voix.
-Je m'en occuperait, répondit Roddy.
Ensuite, elle et lui furent seuls. Elle se baissa et toucha la fourure.
La bête était morte, bien morte. Elle tomba à côté sur les genoux et pleura.
-Voyons, ne faites pas ça! dit Roddy presque aussitôt. Il ne pouvait supporter les larmes. Elle pleura d'autant plus, avec des terribles sanglots qui venaient du creux de l'estomac.
-Il ne l'a pas fait exprès, on n'y peut rien dit Roddy (...). Tenez nous allons l'emporter à la maison et lui faire les funerailles.
Il cueillit d'immenses feuilles de fougères, il en enveloppa doucement le lapin. Elle le ramassa, elle le porterait bien qu'elle défaillit presque au contact de ce corps tendre et menu. Elle pensait: "Je tiens dans mes bras quelque chose qui est mort: c'était vivant il y a un instant, et maintenant c'est... qu'est-ce que c'est?" et elle se sentait suffoquée, noyée.
Ils partirent. Pleurante, pleurante, elle portat ce cadavre du haut de la colline jusqu'au jardin et Roddy marchait en silence à côté d'elle. Il s'écarta et creusa un trou sous un buisson de lauriers, au plus épais du massif. Mais quand ils arrivèrent à l'acte final, la mise en terre, elle ne put absolument pas le supporter. Elle avait perdu toute possession d'elle-même, elle n'était plus qu'une tourmente de sanglots et de larmes.
-Finissez je vous en prie, répéta Roddy d'une voix tremblante. Elle se calma subitement, saisie, s'apercevant qu'il était lui-même sur le point de s'abandonner. Il ne pouvait supporter qu'elle eût du chagrin (...) Vite elle lui laissa prendre le corps et il l'emporta.
Il fut longtemps absent. Quand il revint, il l'a prit par le bras et dit:
-Venez voir
Sous le buisson de lauriers, en tête du petit tertre funèbre, il avait dressé une magnifique tablette. C'était un couvercle de boite à gâteaux en étaint poli net et brillant, surlequel au moyen d'un marteau et d'un clou il avait gravé ces mots: "A la mémoire d'un lapin".
La paix, le réconfort affluèrent en elle. Le lapin, reposait dans toute cette ombre tranquille et verte, sous la voûte sculpturale de grandes feuilles rigides, fraiches, et vernies: non plus terrible et pathétique, mais dignifiée par sa table commémorative, abrité, dans le sein de la terre clémente et protectrice, hors de l'atteinte des mouches, des gamins, et de l'éclat ironique du soleil. Tout était bien, il n'y avait plus là rien de triste.
Rosamund Lehmann. Poussière.