LA THESE DES MODERNES
Dans le Siècle de Louis le Grand, Perrault refuse d'admirer sans réserve les anciens: "Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous". "On peut n'adorer pas toute l'antiquité". Perrault en appelle au témoignage des mondains et surtout des femmes rebutées par les traductions de Platon qui "commence à devenir quelquefois ennuyeux", et par le "galimatias" de Pindare. Depuis que, grâce au télescope et au microscope, "mille mondes nouveaux ont été découverts", la physique d'Aristote lui-même parait ridicule.
Selon Perrault, c'est par manque d'esprit critique qu'on applaudit "à mille grossières": on admire les anciens sur la foi d'hommes dont on révère assez l'autorité pour les croire sur parole. Les Savants se sont libérés dans ce dangereux principe: ils étudient la physique, la médecine, l'astronomie dans la nature et non dans Aristote, Hippocrate et Ptolémée. Les Artistes, à leur tour, doivent conquérir leur indépendance, sauf (prudente réserve!) dans les questions religieuses et politiques: "Partout ailleurs la raison peut agir en souveraine et user de ses droits. Quoi donc! il nous sera défendu de porter notre jugement sur les ouvrages d'Homère et de Virgile, de Démosthène et de Cicéron, et d'en juger comme il nous plaira parce que d'autres avant nous en ont jugé à leur fantaisie?"
Fontenelle, de son côté, insiste sur le danger de se soumettre à l'autorité: "Rien n'arrête tant le progrès des choses, rien ne borne tant les esprits, que l'admiration excessive des anciens... Si l'on allait s'entêter en jour de Descartes et le mettre à la place d'Aristote, ce serait à peu près le même inconvéniant".
Pourquoi les modernes seraient-ils inférieurs aux anciens? L'argument théorique de la permanence des lois de la nature est un de ceux qui reviennent le plus souvent. C'est peut-être Fontenelle qui l'a le mieux affirmé: "Toute la question générale de la prééminence entre les anciens et les modernes étant une fois bien entendue se réduit à savoir si les arbres qui étaient autrefois dans nos campagnes étaient plus grands que ceux d'aujourd'hui. En cas qu'ils aient été, Homère, Platon, Démosthène ne peuvent être égalés dans ces derniers siècles: mais si nos arbres sont aussi grands que ceux d'autrefois, nous pouvons égaler Homère, Platon et Démosthène... La nature a entre les mains une certaine pâte qui est toujours la même, qu'elle tourne et retourne sans cesse en mille façons, et dont elle forme les hommes, les animaux et les plantes; et certainement elle n'a point formé Platon, Démosthène ni Homère d'une argile plus fine et mieux préparée que nos philosophes, nos orateurs et nos poètes d'aujourd'hui". Ainsi l'antériorité n'est pas une marque de supériorité: "Les anciens ont tout inventé, c'est sur ce point que leurs partisans triomphent: donc ils avaient beaucoup plus d'esprit que nous; point de tout mais ils étaient avant nous... Si l'on nous avait mis en leur place nous aurions inventé".
Supériorité des modernes
La nature est toujours la même en général dans toutes ses productions; mais les siècles ne sont pas toujours les mêmes; et, toutes choses pareilles, c'est un avantage à un siècle d'être venu après les autres". Ainsi Perrault n'hésite pas à admettre que les arts suivent la loi du progrès au même titre que les sciences: "Nous ne comparons pas les hommes avec les hommes qui se sont toujours ressemblé et qui se ressembleront toujours, c'est-à-dire que les grands génies d'un siècle, regardés en eux-mêmes et dans leurs talents purement naturels, sont toujours égaux aux grands génies d'un autre siècle; mais nous comparons les ouvrages des anciens avec ceux des modernes, et l'avantage d'être venus les derniers est si grand que plusieurs ouvrages des modernes, quoique leurs auteurs soient d'un génie médiocre, valent mieux que plusieurs ouvrages des plus grands hommes de l'antiquité".
L'avantage des modernes sur les anciens tient à leur connaissance supérieure des règles d'art, des préceptes transmis et enrichis de siècle en siècle depuis l'antiquité. Ce porgrès est sensible dans la peinture et la sculpture: "La peinture en elle-même est aujourd'hui plus accomplie que dans le siècle de Raphaël, parce que, du côté de clair-obscur, de la dégradation des lumières et des diverses bienséances de la composition, on est plus instruit et plus délicat qu'on ne l'a jamais été. De même, en littérature les anciens n'avaient pas toutes les règles que nous avons". Ainsi, à génie égale, un moderne doit être supérieur à un ancien.
Dans l'ardeur de la polémique Perrault s'est laissé entrainer à affirmer la prééminence de tous les modernes dans tous les genres, "par cette raison générale qu'il n'y a rien que le temps ne perfectionne". Il proclame la supériorité de Corneille, Molière, Pascal, La Fontaine, La Bruyère mais aussi celle de Voiture, Sarasin, Saint-Amant, Benserade; il prend un malin plaisir à réhabiliter les victimes de Boileau, les Cotin, Scudéry, Quinault, Chapelain; il n'hésite pas à placer Lemaitre au dessus de Démosthème et de Cicéron! Dans son enthousiasme il va jusqu'à se réjouir de voir le siècle de Louis XIVème "parvenu en quelque sorte au sommet de la perfection". Plus raisonnable Fontenelle se garde d'arrêter au XVIIème siècle la chaine du progrès. Pour lui, comme pour Pascal, l'humanité est comparable à un homme qui atteint maintenant sa maturité, mais "cet homme-là n'aura point de vieillesse: il sera toujours également capable des choses auxquelles sa jeunesse était propre, et il sera toujours de plus en plus de celles qui conviennent à l'âge de virilité: les vues saines de tous les bons esprits qui se succèderont s'ajouteront toujours les uns aux autres".
Les idées des Anciens
Les partisans des anciens comptaient parmi les plus grands écrivains du siècle: ils furent pourtant longs à exprimer les arguments valables, et peu adroits dans leurs répliques. Boileau avait commencé par comparer ses adversaires à des sauvages Hurons ou "Topinambous"; trop longtemps il se contenta d'injurier Perrault et ses amis.
C'est que cette querelle engageait dans la confusion faussait la véritable portée des problèmes. Les "Modernes" en étaient venus à exagérer ridiculement leur thèse, mais ils avaient, sur le plan théorique, l'argument irréfutable de la permanence des lois naturelles. De leur côté, les "Anciens", ne pouvant accepter la discussion théorique abordant les questions sous l'angle pratique, avec leurs préoccupations d'écrivains: ils se demandent si, en fait, les écrivains modernes sont supérieurs aux anciens, s'il est possible de les comparer, s'il est souhaitable d'abandonner l'imitation de l'art antique.
Sourds les uns et les autres aux arguments adverses, ils ne donnent jamais l'impression d'une discussion serrée où l'on pourrait tour à tour marquer les points des deux adeversaires. Aussi convient-il d'étudier, non pas la thèse des "Anciens", mais les idées que cette querelle leur a fait préciser et qui éclairent l'art classique.
Dans l'Epitre à Huet, La Fontaine formule les idées essentielles des grands classiques. Comme lui, Racine, Boileau, La Bruyère ont le culte des anciens. Ils ne nient pas les mérites des écrivains modernes, mais Homère et Virgile sont leur "dieux du Parnasse".
Les Anciens doivent être pris pour modèles: "Arts et guides, tout est dans les Champs-Elysées", et, selon La Fontaine "on s'égare en voulant tenir d'autres chemins". Ce n'est pas par préjugé ou par routine que les classiques imitent les anciens; La Fontaine s'appuie sur son expérience personnelle: il a failli "se gâter" en immitant un moderne -Voiture- et c'est l'exemple des anciens qui l'a ramené au bon sens: "Horace, par bonheur, me dessilla les yeux". S'inspirer des anciens, s'est donc se prémunir contre les erreurs de la préciosité et de l'enflure ou du burlesque, pratiquer "l'art de la simple nature". "Reprendre enfin le simple et le naturel".
Loin d'être aveugle, cette imitation soumise aux grands principes de la raison et du naturel, n'aliène en rien l'originalité de l'auteur moderne. Pour Boileau, l'étude des chefs-d'ouvre consacrés par les siècles révèle aux modernes les règles de l'art: c'est la connaissance de ces règles qui guident les écrivains et permet aux critiques de juger seinement les contemporains.
Les partisans des anciens soulignent malicieusement que les meilleurs écrivains modernes sont justement ceux qui ont imité les anciens. La Fontaine fait nottament allusion à Boileau, Racine et Molière. Quant à La Bruyère, il souligne l'ingratitude de Perrault et de ses amis à l'égard des anciens.
Champion des anciens Boileau ne peut pourtant nier la valeur des meilleurs écrivains modernes, ses propres amis, comme lui fervent admirateurs de l'Antiquité. Il se tire d'affaire par des considérations sur la nécessité d'attendre l'approbation de la postérité pour établir le vrai mérite des ouvrages: "L'Antiquité d'un écrivain n'est pas un titre certain de son mérite; mais l'antique et constante admiration qu'on a toujours eue pour ses ouvrages est une preuve sûre et infaillible qu'on les doit admirer... Le gros des hommes à la longue ne se trompe point sur les ouvrages de l'esprit. Il n'est plus question, à l'heure qu'il est de savoir si Homère, Platon, Cicéron, Virgile sont des hommes merveilleux; c'est une chose sans contestation puisque vingt siècles en sont convenus; il s'agit de savoir en quoi consiste ce merveilleux qui les a fait admirer de tant de siècles, et il faut trouver moyen de le voir, ou renoncer aux belles lettres, auxquels vous devez croire que vous n'avez ni goût ni génie, puisque vous ne sentez point ce qu'ont senti tous les hommes". Ainsi, la raison est, comme le veulent les "Modernes", l'arbitre souverain des ouvrages de l'esprit mais le jugement de la raison qui peut être égarer par les modes ou les engouements d'une époque, doivent être confirmés à travers les siècles pour acquérir une valeur définitive. Il est donc imprudent de comparer à un auteur ancien un écrivain moderne sur lequel nos jugements ne sont que provisoires et restent sujets à révision. Ne commence-t-on pas à découvrir les défauts de Corneille et à lui préférer Racine? "La Postérité jugera qui vaut le mieux des deux; car je suis persuadé que les écrits de l'un et de l'autre passeront aux siècles suivants: mais jusque-là ni l'un ni l'autre ne doit être mis en parallèle avec Euripide et avec Sophocle, puisque leurs ouvrages n'ont point encore le sceau qu'ont les ouvrages d'Euripide et de Sopchocle, je veux dire l'approbation de plusieurs siècles". C'est par cette argumentation habile mais un peu flottante que Boileau contestait le principe même des Parallèles des Anciens et les Modernes.