L'ORAISON FUNEBRE
Il semble que c'est avec quelque hésitation et un certain regret que Bossuet est venu à l'oraison funèbre. Le genre était bien compromis. Les prédicateurs qui se chargeaient de prononcer l'éloge d'un mort se préoccupaient seulement de plaire à la famille à force de flatteries et de faire valoir leur talent en multipliant les ornements oratoires. L'oraison funèbre était indigne de la chaire de vérité.
En passant du sermon à l'oraison funèbre, Bossuet ne change pas de genre: il traite l'oraison funèbre comme un sermon. De même que dans le sermon il part de la liturgie ou du dogme pour donner une leçon morale, dans l'oraison funèbre il se sert de la vie de son héros pour donner des leçons et fonder des exhortations pratiques. Ainsi l'oraison funèbre de la reine d'Angleterre prouvera que la Providence gouverne les rois et les royaumes; l'oraison funèbre de Madame, que la mort détruit en nous tout ce qui est humaine et élève notre âme jusqu'à Dieu; l'oraison funèbre de Condé, que toutes les qualités de l'esprit et du coeur ne sont rien sans la piété. Cependant Bossuet subit les lois du genre. La solennité exige une certaine pompe à laquelle il ne se refuse pas. Il complimente les parents du mort, même l'indigne époux de Madame; il prend des précautions pour dire des vérités nécessaires. Il ne faut donc pas demander à Bossuet l'exactitude de l'historien. Mais il ne faut pas dire qu'il a manqué à ce qui est dû à la vérité. Sur les questions qu'il croit pouvoir traiter, il parle avec sincérité: il n'hésite pas à présenter Cromwell comme un homme providentiel, à raconter la trahison de Condée, à faire allusion aux tristesses conjugales de la Reine Marie-Thérèse. Pour traiter ces questions, il multiplie ses recherches et il fait un véritable travail de documentation. Il n'y a dans son discours ni mensonge ni légèreté et il y a parfois des intuitions de génie.
BOSSUET - HISTORIEN
Bossuet n'a jamais prétendu être un historien, si on entend par là un homme qui étudie l'histoire du passé pour la savoir et la raconte pour la raconter. Il était apôtre; et il se servait de l'histoire pour agir sur les âmes. Mais comme il voulait agir par la vérité, il a recherché par des procédés scientifiques l'exactitude historique et a ainsi mérité cette gloire de l'historien qu'il ne cherchait pas. Ses deux principales oeuvres historiques sont:
"Le Discours sur l'Histoire Universelle" et "L'Hisitoire des Variations".
Le Discours sur L'Histoire Universelle fut d'abord une série de leçons faites par Bossuet au Dauphin pour lui présenter une vue d'ensemble des événements de l'histoire et une explication de ces événements par le dogme de la Providence. C'est donc une oeuvre pédagogique. Puis, en 1680, Bossuet le reprit et le publia en 1681; il le retoucha à plusieurs reprises en donnant une édition remaniée en 1700 et, quand il mourut, il laissait des notes pour une nouvelle édition. Toutes ces retouches ont pour but d'utiliser l'histoire pour l'apologétique contre Richard Simon et Spinoza et contre les libertins. Le discours est donc une oeuvre apologétique, en même temps qu'une oeuvre historique.
Il se divise en trois parties:
1)- Les Epoques; tableau chronologique de l'histoire du monde jusqu'à Charlemagne;
2)- La Suite de la Religion; étude du caractère particulier de la Révélation biblique et de sa conservation jusqu'à Jésus-Christ;
3)- Les Empires; exposé de l'histoire des empires, depuis les Scythes et les Egyptiens, jusuq'aux Grecs et aux Romains.
Voltaire et Renan, suivis par d'autres critiques, dénient toute valeur historique au
Discours. Ils s'appuient sur deux ordres de considérations: Bossuet n'a pas pu écrire une histoire exacte puisqu'il veut démontrer une thèse théologique. Bossuet n'a pas écrit une histoire exacte parce qu'il est mal informé. Son oeuvre n'a pas de valeur parce qu'elle est de l'histoire théologique et de l'histoire superficielle. L'histoire théologique est légitime. Rien de plus juste que d'écrire l'histoire pour démontrer une thèse philosophique ou religieuse. Pour conserver tous ses droits au titre d'historien, il suffit de ne pas fausser les faits de parti pris et personne n'accuse Bossuet de l'avoir fait. Cette attitude est légitime parce que l'explication des événements historiques par leurs causes politiques, économiques, sociales, ne les épuise pas. Il y a toujours quelque chose d'insaisissable: la liberté, l'influence impondérable des grands hommes et je ne sais quelle force spirituelle qui mène souvent les hommes où ils ne voudraient pas aller. L'historien ne connait pas la nature de cette force, mais il n'a pas à en nier l'existence; le philosophe et le théologien ont le droit de l'interpréter à leurs risques et périls. Bossuet, qui le fait, ressemble à un historien moderne, à Michelet, par exemple qui raconte l'histoire de France pour mettre en relief l'ascension de la démocratie. Ne leur refusons pas ce droit, pourvu que la sérénité de leur regard de savants ne soit pas troublée par leurs idées préconçues.
Le Discours n'est pas de l'histoire superficielle. Bossuet est allé consciencieusement aux sources. Sans doute, il est de son temps et, comme pour l'histoire des peuples d'Orient il suit Hérodote, il tombe souvent dans l'erreur. Mais quand il arrive aux Grecs, il sait l'essentiel et il devine le reste; il saisit parfaitement le caractère d'Athènes et de Spartes et il le marque en traits définitifs. Quand il en vient à parler des Romains, il exprime sa joie par le mot: enfin! Ici, il est chez lui. Il sait ce qu'il importe de savoir, et il comprend parce qu'il aime. Il trace du caractère romaine, de la grandeur romaine, de la vertu romaine, un tableau rapide où chaque trait est d'une vérité achevée. Montesquieu dira plus de choses; il ne dira rien de plus vrai, de plus vif, ni de plus solide. C'est de l'histoire et de la bonne histoire.
L'Histoire des Variations des Eglises Protestantes publiées par Bossuet en 1688, est l'acte capital de Bossuet dans cette longue controverse avec les protestants, qui a été la grande affaire de sa vie. A la suite de ses conférences avec le ministre Claude, il sentit que les protestants étaient d'accord avec lui pour affirmer la nécessité d'une Eglise, d'un lien visible pour assurer l'unité du troupeau chrétien. Mais où était la véritable Eglise? Les protestants affirmaient que ce ne pouvait pas être l'église catholique parce qu'elle avait changé et qu'elle n'était donc pas l'Eglise de Jésus-Christ. Bossuet va insister sur ce point en élevant le débat à un degré de généralité qui l'imposera à l'attention de tous les esprits.
Les protestants, dit-il, reconnaissent que l'Eglise primitive était l'Eglise véritable et avait le dépôt de la vérité. Donc, elle l'a toujours, parce qu'elle n'a pas pu changer. Elle n'a pas pu changer parce que quand on a la vérité et qu'on change, on tombe dans l'erreur, et que l'Eglise n'a pas pu tomber dans l'erreur, étant nécessairement infaillible. Elle est nécessairement infaillible dans l'enseignement de la vérité religieuse, car si elle ne l'était pas, elle s'émietterait en une foule de confessions de foi, deviendrait poussière de doctrines et cesserait d'exister. La preuve se tire des faits: les protestants qui n'ont pas d'autorité infaillible ce sont émiettés en une foule de confessions de foi, et ils ont connu toutes les variations. Bossuet écrit son livre pour le prouver. Ce spectacle des variations protestantes démontre par le fait même la nécessité d'une Eglise infaillible et la vérité de l'Eglise catholique qui, étant infaillible, n'a pas pu changer et n'a pas changé.
Bossuet ne nous cache donc pas qu'il veut démontrer une thèse et qu'il n'est pas neutre. Mais nous ne demandons pas à l'historien d'oublier sa personnalité; nous lui demandons la conscience dans la recherche, la loyauté dans l'affrimation, le bon sens dans l'interprétation. Ce sont justement comme l'a reconnu M. Rébelliau, les qualités de Bossuet. Par lui même ou par ses secrétaires, il recourt aux sources; il lit les oeuvres des théologiens réformés, et les receuils de leurs décisions synodales. Sauf pour l'histoire d'Angleterre et pour l'histoire des Vaudois -où il parait insuffisamment renseigné- son information est à peu près complète. Quand il interprète les documents, quand il les rapproche et les explique l'un par l'autre, il fait preuve d'une loyauté absolue et d'une psychologie avisée. Il sent la vie de la Réforme et il l'a fait sentir: son récit est animé d'un mouvement dramatique, rare en ce temps. Il a pénétré l'âme des chefs de la Réforme et il en trace des portraits animés d'une vie puissante. Bossuet est avant Montesquieu et Voltaire, un de nos grands historiens.