A MALIN, MALIN ET DEMI...
Jean Boccace (Giovanni Boccacio), né en 1313 et mort en 1375, est le premier des grands conteurs européens. Dans son oeuvre la plus célèbre, qu'il a intitulée "Le Décaméron" (mot d'origine grecque signifiant les 10 journées), il imagine que, pour se soustraire à la terrible épidemie de peste qui désole la ville de Florence, en 1348, sept nobles dames et trois jeunes gentilshommes sont allés chercher refuge dans la campagne environnante, où ils respirent un air pur et se divertissent agréablement en racontant des histoires plaisantes ou tragiques. Chacun d'eux disant à son tour la sienne, chacune des dix journées qu'ils passent ensemble et consacrée à l'audition de dix "nouvelles". Voici l'une de ces cent nouvelles.
Il y avait à Florence un individu que tout le monde appelait Ciacco: c'était bien l'homme le plus glouton qu'on ait jamais vu. Comme il se trouvait dans l'impossibilité de supporter les dépenses qu'exigeait sa gloutonnerie mais qu'il avait d'assez bonnes façons et qu'il était plein d'esprit, il se fit non pas précisément homme de cour, mais diseur de bons mots, et se mit à fréquenter chez ceux qui étaient riches et se délectaient à manger de bonnes choses: il y allait très souvent diner et souper, sans qu'on l'y eût toujours inviter.
Il y avait pareillement en ce temps-là à Florence un nommé Biondello-tout petit de sa personne, fort, élégant et plus soigné qu'une mouche, avec sa coiffe sur la tête et une jolie parure de cheveux blonds bien peignés sans qu'il y en eùt un seul de travers- qui pratiquait le même métier de Ciacco.
Or, un matin de carème, ce Biondello, étant allé au marché au poisson y achetait deux énormes lamprois pour messire Vieri de Cerchi, quand il fut aperçu de Ciacco, qui, s'approchant, lui dit:
-Qu'est-ce que ça veut dire?
- A quoi Biondello répondit:
-Hier soir on en a envoyé trois autres bien plus belles que celles-ci avec un esturgeon, à messire Corso Donati; mais comme ça ne suffisait pas pour le repas qu'il veut donner à quelques gentilshommes il m'a fait acheter ces deux autres. N'y viendras-tu pas?
-Bien sûr que j'y viendrai, répondit Ciacco.
Quand le moment lui sembla venu, il s'en fut donc chez messire Corso et le trouva avec quelques siens voisins qui n'étaient pas encore à table. L'autre lui demandant ce qu'il venait faire, il répondit:
-Messire, je viens diner avec vous et votre compagnie.
Et messire Corso de lui dire:
-Sois le bienvenu, et, puisqu'il est temps, allons manger.
Ils se mirent donc à table et eurent en premier lieu des pois chiches et du thon salé, puis une friture d'Arno, sans plus.
Ciacco, comprenant la tromperie de Biondello, n'en fut pas peu furieux en lui-même et se promit de la lui faire payer.
Quelques jours après, il rencontra Biondello qui avait déjà fait rire maintes gens avec ce bon tour. L'autre, l'ayant vu, le salua et en riant, lui demanda comment il avait trouvé les lamprois de messire Corso; à quoi Ciacco répondit:
-Avant huit jours, tu le sauras beaucoup mieux dire que moi.
Et, sans laisser trainer l'affaire, après avoir quitté Biondello il convint d'un prix avec un rusé compère, lui donna une bonbonne de verre, puis le mena près de la terasse des Cavicciuli, et, lui montrant là un chevalier nommé messire Filippo Argenti, homme grand, nerveux, et fort, dédaigneux, emporté et irrittable plus que nul autre, il lui dit:
-Tu vas aller vers lui avec cette fiasque en main, et tu lui diras ceci: "Messire, Biondello m'envoiet à vous pour vous prier qu'il vous" plaise de mettre dans cette fiasque tout le rubis de votre bon vin vermeil, car il veut prendre un peu de bon temps avec ses acolytes".
Et prends bien garde qu'il ne porte les mains sur toi, car il te mettrait mal en point, et tu aurais ainsi gâté mes affaires.
Le compère dit:
-Ai-je autre chose à dire?
-Non, dit Ciacco. Va donc, quand tu auras dit ça, retourne ici vers moi avec la fiasque, et je te paierai.
Le compère se mit en route et fit son ambassade à messire Filippo. Messire Filippo en entendant le drôle, s'imagina -car il en fallait peu pour le faire monter- que Biondello connaissait bien, voulait se moquer de lui, et son visage s'empourpra de colère.
-Qu'est-ce que c'est que cette histoire de rubis et d'acolytes?
Que le diable vous emporte toi et lui!
En disant ces mots, il se leva et étendit le bras pour agripper le compère; mais le compère qui se tenait sur ses gardes, fut plus preste: il prit la fuite et par un autre chemin s'en retourna vers Ciacco, qui avait vu toute la scène, et à qui il rapporta ce qu'avait dit messire Filippo.
Ciacco, satisfait, paya, le compère et n'eut plus de cesse qu'il n'eût retrouvé Biondello.
-As-tu était ces temps-ci à la terasse des Cavicciuli? lui dit-il
-Mais non, répondit Biondello, pourquoi me demandes-tu ça?
-Parce que, dit Ciacco, je puis te dire que messire Filippo te fais chercher partout mais je ne sais pas ce qu'il te veut.
-Bien, dit alors Biondello, j'y vais, je lui parlerai.
Biondello une fois parti, Ciacco marcha sur ses pas pour voir comment l'affaire allait tourner.
Messire Filippo n'ayant pu rejoindre le compère, était resté dans une fureur terrible, et il ruminait en lui-même sa rage, ne pouvant des paroles qu'avait dites le compères, rien tirer d'autres sinon que Biondello, à la demande de qui que se fut, se moquait proprement de lui. Il en était à se ronger ainsi quand survint Biondello. Sitôt qu'il le vit, il se porta à sa rencontre et lui lança au visage un grand coup de poing.
-Misère de moi, messire! dit Biondello, qu'est ceci?
Messire Filippo, le prenant par les cheveux, lui avait déchiré la coiffe sur la tête avait jeté son capuchon par terre, et, tout en lui administrant une forte rosée:
-Traitre, disait-il, tu le verras bien, ce que c'est. Qu'es-ce que c'est que cette histoire de rubis et d'acolytes que tu m'a envoyé raconter? Me prends-tu pour un enfant qu'on puisse piper comme un oiseau?
Et, tout en parlant, avec ses poings, qui paraissaient de fer il lui labourait le visage sans lui laisser sur la tête un seul cheveu en place, puis, le roulant dans la fange, il lui mit en pièces tous les habits qu'il avait sur le dos; et il y allait de si bon coeur que Biondello, après ses premiers mots, ne pu pas une seule fois prendre la parole ni demander pourquoi il le traitait ainsi. Il l'avait bien entendu parler de ce rubis et de ces acolytes mais il ne savait ce que cela voulait dire.
A la fin, quand messire Filippo l'eut bien battu au millieu de la foule qui les entourait on eut toutes les peines du monde à le lui arracher des mains, ébouriffé et mal en point comme il l'était. On lui dit pourquoi messire Filippo l'avait ainsi traité, on lui fit reproche de ce qu'il lui avait envoyé dire, on lui dit enfin qu'il devait maintenant bien connaitre messire Filippo et savoir qu'il n'était pas homme à admettre la plaisanterie.
Biondello en geignant s'excusait et disait que jamais il n'avait envoyé demander de vin à messire Filippo mais quand il se fut un peu remis dans son assiette, triste et dolant, il s'en retourna chez lui s'avisant que c'était là l'ouvrage de Ciacco.
Et quand, après nombres de jours, les bleus de son visage étant enfin partis, il commença à sortir de chez lui, il advint que Ciacco le rencontra et en riant, lui demanda:
-Alors, Biondello, que penses-tu de vin de messire Filippo?
Biondello répndit:
-Ce que tu as pensé, j'espère, des lamprois de messire Corso.
-Il ne tient qu'à toi désormais, dit alors Ciacco: chaque que fois que tu voudras à me donner à manger aussi bien que tu l'as fait, moi, je te donnerai à boir aussi bien que tu as bu.
Biondello, reconnaissant qu'il lui était plus facile d'en vouloir à Ciacco que d'agir contre lui, pria Dieu de faire entre eux la paix et se garda dorénavant de lui jouer un autre tour.
Boccace, Le Décaméron, Neuvième journée, Nouvelle VIII