QU'EST-CE QU'UN CLASSIQUE?
L'écrivain et critique littéraire Sainte-Beuve propose une définition de l'auteur classique►
Le premier dictionnaire de l'Académie (1694) définissait simplement un auteur classique, "un auteur ancien fort approuvé, et qui fait autorité dans la manière qu'il traite". Le dictionnaire de l'Académie de 1835 presse beaucoup plus cette définition, et, d'un peu vague qu'elle était, il la fait précise et même étroite. Il définit auteurs classiques ceux "qui sont devenus modèles dans une langue quelconque"; et, dans tous les articles qui suivent, ces expressions de modèles de règles établies pour la composition et le style, de règles strictes de l'art auxquelles on doit se conformer, reviennent continuellement. Cette définition du classique a été faite évidemment par les respectables académiciens nos devanciers en présence et en vue de ce qu'on appelait alors le romantique, c'est-à-dire en vue de l'ennemi. Il serait temps, ce me semble, de renoncer à ces définitions restrictives et craintives, et d'en élargir l'esprit.
Un vrai classique, comme j'aimerais à l'entendre définir, c'est un auteur qui a enrichi l'esprit humain, qui en a réellement augmenté le trésor, qui lui a fait faire un pas de plus, qui a découvert quelque vérité morale non équivoque, ou ressaisi quelque passion éternelle dans ce coeur où tout semblait connu et exploré; qui a rendu sa pensée, son observation ou son invention, sous une forme n'importe laquelle, mais large et grande, fine et sensée, saine et belle en soi; qui a parlé à tous dans un style nouveau sans néologisme, nouveau et antique, aisément contemporain de tous les âges.
Un tel classique a pu être un moment révolutionnaire, il a pu le paraitre du moins, mais il ne l'est pas; il n'a fait main basse d'abord autour de lui, il n'a renversé ce qui le gênait que pour rétablir bien vite l'équilibre au profit de l'ordre et du beau. (...)
En fait de classiques, les plus imprévus sont encore les meilleurs et les plus grands: demandez-le plutôt à ces mâles génies vraiment nés immortels et perpétuellement florissants. Le moins classique, en apparence, des quatre grands poètes de Louis XIV, était Molière; on l'applaudissait alors bien plus qu'on ne l'estimait; on le goûtait sans savoir son prix. Le moins classique après lui semblait La Fontaine: et voyez après deux siècles ce qui, pour tous deux, en est advenu. Bien avant Boileau, même avant Racine, ne sont-ils pas aujourd'hui unanimement reconnus les plus féconds et les plus riches pour les traits d'une morale universelle!
Sainte-Beuve, Causeries du lundi, lundi 21 octobre 1850
Paul Hazard, universitaire et historien de la littérature, analyse la période littéraire qui s'étend de 1680 à 1715►
L'esprit classique, en sa force, aime la stabilité: il voudrait être la stabilité même. Après la Renaissance et la Réforme, grandes aventures, est venue l'époque du recueillement. On a soustrait la politique, la religion, la société, l'art, aux discussions interminables, à la critique insatisfaite; le pauvre navire humaine a trouvé le port: puisse-t-il y rester longtemps, y rester toujours! L'ordre règne dans la vie: pourquoi tenter, en dehors du système clos qu'on a reconnu pour excellent, des expériences qui remettraient tout en cause? On a peur de l'espace qui contient les surprises; et on voudrait, s'il était possible, arrêter le temps. A Versailles, le visiteur a l'impression que les eaux elles-mêmes ne s'écoulent pas; on les capte, on les force à nouveau, on les relance vers le ciel: comme si on voulait les faire servir éternellement.
Paul Hazard, La Crise de la conscience européenne, Fayard, 1935
Philosophe, historien et critique, Ernest Renan envisage la littérature du XVIIème siècle d'un point de vue historique et rationaliste►
L'admiration absolue est toujours superficielle: nul plus que moi n'admire les "Pensées" de Pascal, les "Sermons" de Bossuet; mais je les admire comme oeuvres du XVIIème siècle. Si ces oeuvres paraissent de nos jours, elles mériteraient à peine d'être remarquées. La vraie admiration est historique. La couleur locale a un charme incontestable quand elle est vraie; elle est insipide dans le pastiche. J'aime l'Alhambra et Brocéliande dans leur vérité; je me ris du romantique qui croit, en combinant ces mots, faire une oeuvre belle... (...)
C'est donc uniquement au point de vue de l'esprit humain, en se plongeant dans son histoire non pas en curieux, mais par un sentiment profond et une intime sympathie, que la vraie admiration des oeuvres primitives est possible. Tout point de vue dogmatique est absolu, toute appréciation sur des règles modernes est déplacée. La littérature du XVIIème siècle est admirable sans doute, mais à condition qu'on la reporte à son millieu, au XVIIème siècle. Il n'y a que des pédants de collège qui puissent y voir le type éternel de la beauté.
Ernest Renan, L'Avenir de la science, 1890