LA NOTION DU "DEGUISEMENT"
CHEZ LA ROCHEFOUCAULD
Le déguisement est partout dans les "Maximes" de La Rochefoucauld dont l'homme porte au fond de lui, invisible à ses propres yeux, ce comédien en pérpetuel mouvement, ce Protée avec lequel il se confond:
"Chacun affecte une mine et un extérieur pour paraitre ce qu'il veut qu'on le croie. Ainsi on peut dire que monde n'est pas composé que de mines".
La Rochefoucauld |
"L'honnêteté n'est qu'un art de paraitre honnête".
"Le monde n'est composé que de mines, et c'est inutilement que nous travaillons à y trouver rien de réel.
LES DEGUISEMENTS DE L'AMOUR-PROPRE
L'amour-propre est l'amour de soi-même, et de toutes choses pour soi; il rend les hommes idolâtres d'eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens; il ne se repose jamais hors de soi, et ne s'arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre. Rien n'est si impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites; ses souplesses ne peuvent pas représenter, ses transformations passent celles des métamorphoses, et ses raffinements ceux de la chimie. On ne peut sonder la profondeur, ni percer les ténèbres de ses abimes. Là il est à couvert des yeux les plus pénétrants; il y fait mille insensibles tours et retours. Là il est souvent invisible à lui-même, il y conçoit, il y nourrit, et il y élève, sans le savoir, un grand nombre d'affections et de haines; il en forme de si monstrueuses que, lorsqu'il les a mises au jour, il les méconnait, ou il ne peut se résoudre à les avouer...
Il a de différentes inclinaisons selon la diversité des tempéraments qui le tournent, et le dévouent tantôt à la gloire, tantôt aux richesses, et tantôt aux plaisirs; il en change selon le changement de nos âges, de nos fortunes et de nos expériences; mais il lui est indifférent d'en avoir plusieurs ou d'en n'avoir qu'une, parce qu'il se partage en plusieurs et se ramasse en une quand il le faut, et comme il lui plait. Il est inconstant, et outre les changements qui viennent des causes étrangères, il y en a une infinité qui naissent de lui, et de son propre fonds; il est inconstant d'inconstance, de légèreté, d'amour, de nouveauté, de lassitude et de dégoût; il est capricieux, et on le voit quelquefois travailler avec le dernier empressement, et avec des travaux incroyables, à obtenir des choses qui ne lui sont point avantageuses, et qui même lui sont nuisibles, mais qu'il poursuit parce qu'il les veut. Il est bizarre, et met souvent toute son application dans les emplois les plus frivoles; il trouve tout son plaisir dans les plus fades, et conserve toute sa fierté dans les plus misérables. Il est dans tous les états de la vie, et dans toutes les conditions; il vit partout, et il vit de tout, il vit de rien; il s'accomode des choses, et de leur privation; il passe même dans le parti des gens qui lui font la guerre, il entre dans leurs desseins; et ce qui est admirable, il se hait lui-même avec eux, il conjure sa perte, il travaille même à sa ruine. Enfin il ne se soucie que d'être, et pourvu qu'il soit, il veut bien être son ennemi...
Voilà la peinture de l'amour-propre, dont toute la vie n'est qu'une grande et longue agitation; la mer en est une image sensible, et l'amour-propre trouve dans le flux de ses vagues continuelles une fidèle expression de la succession turbulente de ses pensées, et de ses éternels mouvements.
Maximes, 563