LE DISCOURS DE LA METHODE
DE DESCARTES
Le Discours de la Méthode pour bien conduire sa rasion et chercher la vérité dans les sciences est la première grande oeuvre philosophique et scientifique en français: Descartes veut être accessible à "ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure".
"Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée... La puissance de bien juger et distinguer le vrai d'avec le faux, qui est proprement ce qu'on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes; et ainsi... la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien". Pour expliquer la découverte de sa méthode, Descartes évoque la stérilité des études de sa jeunesse: lettres, histoire, mathématiques, théologie, morale. Son désir "de distinguer le vrai d'avec le faux" l'a entrainé à acquérir de l'expérience "dans le grand livre du monde", puis lui a inspiré la résolution d'étudier aussi en lui-même.
C'est dans son "poêle", en Allemagne, que Descartes décide de faire table rase de toutes ses connaissances antérieures et de reconstituer l'édifice de son savoir à la seule lumière de sa raison. Il expose les quatre règles de sa méthode.
"Preuves de l'existence de Dieu et de l'âme humaine"
Si je doute de tout, une seule chose échappe à ce doute: c'est le doute lui-même qui est en ma pensée. D'où cette vérité saisie par une intuition directe: "je pense, donc je suis". Et Descartes affirme l'existence de son âme, "substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser", entièrement distincte du corps. Mais, le doute étant une imperfection, l'idée même du parfait qui est en nous entraine l'existence (qui est une forme de perfection) d'un Etre parfait, source de cette idée et auteur de notre être pensant. Dieu étant parfait ne peut nous tromper, et sa véracité nous garantit qu'à notre connaissance intellectuelle des choses par des idées claires et distinctes correspond la réalité permanente du monde extérieur.
"Ordre des questions de physique"
Les choses matérielles répondent à des lois "que Dieu a tellement établies en la nature, et dont il a imprimé de telles notions en nos âmes qu'après y avoir fait assez de réflexion nous ne saurions douter qu'elles ne soient exactement observées en tout ce qui est ou se fait dans le monde". Ainsi l'explication du monde matériel ne doit faire intervenir que les lois de l'étendue et du mouvement, à l'exclusion de toute action surnaturelle. Même la vie physique des êtres organisés, hommes ou animaux, s'explique uniquement par les lois générales de la matière, sans que l'âme y contribue. A ce propos, Descartes expose sa théorie de l'activité automatique du corps par l'action des "esprits animaux".
Les Animaux-Machines
L'homme possède une âme unie à son corps, auquel elle commande par sa volonté; au contraire, l'animal n'a qu'un corps dont les activités sont automatiques. Trois arguments prouvent la théorie des animaux-machines.
1)- Ils n'ont pas de langage articulé. "Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes mais qu'elles n'en ont pas du tout". Car, chez les hommes, même les sourds et muets s'arrangent pour se faire comprendre.
2)- Leur faculté d'adaptation s'explique physiquement: l'instinct n'a rien de commun avec l'intelligence. "Ce qu'ils font mieux que nous ne prouve pas qu'ils ont de l'esprit, car, à ce compte, ils en auraient plus qu'aucun de nous, et feraient mieux en toute autre chose; mais plutôt qu'ils n'en ont point, et que c'est la nature qui agit en eux selon la disposition de leurs organes: ainsi qu'on voit qu'une horloge, qui n'est composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures et mesurer le temps plus justement que nous avec toute notre prudence".
3)- Ils n'ont donc pas d'âme. "Après l'erreur de ceux qui nient Dieu, il n'y en a point qui éloigne plutôt les esprits faibles du chemin de la vertu que d'imaginer que l'âme des bêtes soit de même nature que la nôtre, et que par conséquent nous n'avons rien à craindre ni à espérer après cette vie, non plus que les mouches et les fourmis". Ayant ainsi refusé d'accorder une âme aux animaux, Descartes affirme au contraire que l'âme de l'homme, "entièrement indépendante du corps", est immortelle.
Conditions "pour aller plus avant": le progrès scientifique
Descartes proclame qu' "il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie" et de "nous rendre comme maitres et possesseurs de la nature". Pour y parvenir, il a eu l'idée d'inviter les bons esprits à se communiquer les découvertes, "afin que les derniers commençant où les précédents auraient achevé, et ainsi joignant les vies et les travaux de plusieurs, nous allassions tous ensemble beaucoup plus loin que chacun en particulier ne saurait faire". Les savants lutteront pour le progrès, "car c'est véritablement donner des batailles que de tâcher à vaincre toutes les difficultés et les erreurs qui nous empêchent de parvenir à la connaissance de la vérité".
Le Traité des Passions
Il est important de connaitre le Traité des Passions de l'âme. La théorie physiologique de l'origine des passions est aujourd'hui abandonnée, mais elle nous aide à mieux comprendre la psychologie cornélienne et à dominer nos passions.
1)- "La machine de notre corps"
Le cerveau est relié aux organes des sens, aux muscles et au coeur par les nerfs, tuyaux imperceptibles où circulent les "esprits animaux", parties du sang rendues très subtiles par la chaleur du coeur. Les "mouvements excités dans les organes des sens par leurs objets" entrainent dans les nerfs qui vont au cerveau un courant d'esprits animaux qui prennent spontanément leur cours, selon leur forme, leurs dimensions, "vers certains muscles plutôt que vers d'autres" et meuvent nos membres. Par exemple, devant un danger, les esprits se rendent automatiquement "dans les nerfs qui servent à tourner le dos et remuer les jambes pour s'enfuir". Ainsi s'expliquent, chez les hommes, les réflexes et, chez les bêtes, tous leurs mouvements: c'est en ce sens qu'elles sont, pour Descartes, des "machines".
2)- Les fonctions de l'âme
Au contraire, l'homme est doué d'une âme en relation avec le corps par l'intermédiaire de la glande pinéale qui, placée au millieu du cerveau, est extrêmement sensible. Tout afflux des esprits animaux consécutif à une impression des sens extérieurs détermine un mouvement de la glande qui se transmet fidèlement â l'âme et lui donne la perception de la sensation. A son tour, l'âme douée de volonté peut, en agissant sur la glande, commander le déplacement des esprits animaux vers tel muscle et combattre les mouvements provoqués par l'automatisme.
A)- Les "Passions"
A côté des perceptions qui nous font connaitre le monde extérieur, il en est qui sont intérieures et qu'on appelle les passions de l'âme. Ce sont des "émotions de l'âme" (admiration, amour, haine, désir, joie et tristesse) "qui sont causées, et entretenues, et fortifiées par quelque mouvement des esprits animaux". Elles incitent l'âme à "consentir et contribuer aux actions qui peuvent servir à conserver le corps" et que l'automatisme du corps tend déjà à réaliser. Par exemple, devant le danger, le corps tend à fuir, et, parallèlement, les esprits animaux qui parviennent au cerveau sont "propres à entretenir et fortifier la passion de la peur". Ainsi l'âme subit ses "passions", qui ont une cause physiologique, le mouvement des esprits animaux. Les passions sont bonnes ou mauvaises selon qu'elles sont conformes ou non à la raison. Mais, pour combattre les passions qu'elle juge mauvaises, l'âme a aussi ses "actions", c'est-à-dire ses volontés qui sont absolument en son pouvoir.
B)- La volonté et les passions
La volonté ne peut pas directement changer nos passions, car elles s'accompagnent d'une "émotion" des esprits animaux qui s'impose à l'âme. "Le plus que la volonté puisse faire pendant que cette émotion est en sa vigueur, c'est de ne pas consentir à ses effets, et de retenir plusieurs des mouvements auxquels elle dispose le corps. Par exemple, si la peur incite les gens à fuir, la volonté les peut arrêter". Mais notre volonté peut agir indirectement sur nos passions que nous voulons avoir et qui sont contraires à celles que nous voulons rejeter. Ainsi pour exister en soi la hardiesse et ôter la peur, il ne suffit pas d'en avoir la volonté, mais il faut s'appliquer à considérer les raisons, les objets ou les exemples qui persuadent que le péril n'est pas grand; qu'il y a toujours plus de sûreté en la défense qu'en la fuite, qu'on aura de la gloire et de la joie d'avoir vaincu au lieu qu'on ne peut atteindre que du regret et de la honte d'avoir fui et choses semblables. C'est cette conception qui éclaire la psychologie cornélienne. On voit en effet que la volonté peut directement suspendre les actes dictées par les passions, qu'elle peut indirectement combattre ses passions en suscitant des passions contraires, et même qu'elle peut faire naitre des passions conformes à sa tendance raisonable, aussi authentique que celles qu'elle veut repousser.
C)- Ames fortes et âme faibles
Les âmes fortes sont celles dont la volonté combat les passions mauvaises avec ses propres armes, c'est-à-dire "des jugements fermes et déterminés touchant la connaissance du bien et du mal, suivant lesquels elle a résolu de conduire les actions de sa vie". Les âmes faibles en sont réduites à combattre une passion par une autre, par exemple en opposant à la peur, qui provoque la fuite, l'ambition "qui représente l'infâmie de cette fuite comme un mal pire que la mort": "ces deux passions agitent diversement la volonté, laquelle obéissant tantôt à l'une, tantôt à l'autre, s'oppose continuellement à soi-même et rend ainsi l'âme esclave et malheureuse". Mais "il n'y a point d'âme si faible qu'elle ne puisse, étant bien conduite, acquérir un pouvoir absolu sur ses passions"
3)- La générosité
"Je ne remarque en nous qu'une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l'usage de notre libre arbitre, et l'empire que nous avons sur nos volontés; car il n'y a que les seules actions qui dépendent de ce libre arbitre pour lesquelles nous puissions avec raison être loués ou blâmés; et il nous rend en quelque façon semblables à Dieu en nous faisant mettre de nous-même... Ainsi, je crois que la vraie générosité qui fait qu'un homme s'estime au plus haut point qu'il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu'il connait qu'il n'y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu'il en use bien ou mal, et partie en ce qu'il sent en soi-même une ferme et constante résolution d'en bien user, c'est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu'il jugera être les meilleures: ce qui est suivre parfaitement la vertue".
La générosité qui appartient aux âmes bien nées, "sert de remède contre tous les dérèglements des passions". Semblables aux héros cornéliens, les généreux "sont naturellement portés à faire de grandes choses, et toutefois à ne rien entreprendre dont ils ne se sentent capables"; ... ils sont entièrement maitres de leurs passions, particulièrement des désirs, de la jalousie, et de l'envie, et de la haine, et de la peur, et de la colère". Aussi les généreux, ayant conscience de suivre parfaitement la vertu, "en reçoit une satisfaction qui est si puissante pour le rendre heureux que les plus violents et forts des passions n'ont jamais assez de pouvoirs pour troubler la tranquilité de son âme".
L'INFLUENCE CARTESIENNE
On ne peut pas parler d'influence avant 1650. Descartes témoin de l'esprit contemporain, a donné une expression nette et définitive aux tendances confuses de son temps vers l'ordre et la logique. Cette harmonie avec Descartes apparait surtout chez Cornéille, dont le théâtre fait une si large place à la raison et à la grandeur d'âme, et dont la psychologie annonce le Traité des passions, paru treize ans après le Cid.
Molière, La Fontaine et même Pascal formaient avant 1650, sont peu sensibles à son influence. Au contraire, chez Bossuet la structure des développements rappelle les "longues chaines de raison" dont rêvait Descartes; Boileau admire en lui le penseur qui a proclamé la souveraineté de la raison et la Bruyère lui doit l'essentiel de sa philosophie.
Descartes n'a pas tué le lyrisme et le sentiment de la nature, mais il a contribué à orienter la littérature vers l'expression des idées et les analyses psychologiques et morales. Heureusement, l'esthétique des classiques déborde d'étroite conception cartésienne des idées pures et abstraites; à l'exemple des anciens, ils conçoivent l'oeuvre d'art comme une imitation de la vie où interviennent la sensibilité et l'iamgination: plus ouvert à l'influence antique, Racine est moins marqué de cartésianisme.
Dès la fin du XVIIème siècle, le cartésianisme va détruire l'art classique et l'esprit religieux. Les "Modernes" sont des cartésiens qui rejettent l'autorité des anciens et condamnent la poésie: les philosophes du siècle suivant créent une littérature d'idées, toute d'exactitude et de pression. L'esprit cartésien va dominer presque tout le travail philosophique. Selon G. Lanson, bien des "faiseurs de systèmes" du XVIIIème siècle partent de principes et de définitions à priori. Enfin, le goût de la certitude rationnelle a conduit les "philosophes" à rejeter tout principe d'autorité: même les questions politiques et religieuses seront soumises à un audacieux examen critique, ce que Descartes n'avait pas souhaité.