L'AUTRE
Depuis l'Antiquité, la civilisation occidentale se définit par opposition aux autres cultures; l'Autre lui sert de repoussoir pour mieux affirmer sa propre identité. A l'époque gréco-romaine, se développe ainsi la notion de barbarie: tantôt ignorant, tantôt sanguinaire, le barbare est présenté comme l'envers négatif du civilisé; il est soit un objet de mépris, parce qu'il agit selon un système de valeurs non reconnu, soit une source de suspicion, parce qu'il ne correspond pas aux critères considérés comme la norme.
La conquête du Nouveau Monde au 15ème siècle développe le même mépris pour les cultures découvertes. Considérés comme un enjeu politique, le nouveau continent constitue un espace où se reportent les guerres et les rivalités d'une Europe qui s'entre-déchire. Dans cette course aux richesses et aux territoires, les nombreux peuples indiens, qui avaient pendant des siècles développé des cultures très diverses, sont confondus sous la dénomination de "sauvages" qu'il s'agit de plier au système de valeurs importé. Contraints de devenir des sujets chrétiens, des alliés soumis et une main-d'oeuvre exploitable à merci, niés en tant que groupes sociaux et comme individus, décimés par les massacres et les épidémies, ils sont les premières victimes, longtemps demeurées dans l'oubli, de la découverte de l'Amérique.
La négation de l'Autre est aussi au centre d'un enjeu de pouvoir. Toute différence remet en question le système des valeurs dominant. Ainsi, dans les sociétés occidentales, jusqu'au 18ème siècle, la monarchie absolue et le catholicisme, érigé en religion d'Etat, imposent une soumission totale aux dogmes politiques et religieux. L'intolérence conduit à l'interdiction de toute différence puis à sa destruction. Le 16ème et le 17ème siècles abondent en persécution contre les minorités religieuses: chasse aux juifs et aux musulmans en Espagne, "dragonnades" contre les protestants en France. La liberté de pensée a ses martyrs: l'humaniste Etienne Dolet est pendu pour athéisme en 1546; le philosophe Giordano Bruno brûlé vif, à Rome, pour hérésie en 1600; le chevalier de La Barre condamné à mort pour impiété en 1766. Enfin, la femme elle-même dans de nombreuses sociétés patriarcales c'est-à-dire dans lesquelles le pouvoir appartient au père puis à l'époux, n'est pas vue comme un élément complémentaire de l'homme, mais comme un ennemi qu'il s'agit de maitriser: les rapports des femmes et des hommes reposent alors sur la soumission des unes aux autres. Considérée comme l'incarnation de tous les désordres, maléfique pour l'individu masculin comme pour l'organisation sociale, la femme ne prend sa place, dans la société, qu'autant qu'elle est dominée (comme le montre Jules Michelet dans son livre La Sorcière).
Souvent, la négation de l'Autre cache des intérêts économiques inavoués. Ainsi, pendant quatre siècles, le commerce occidental repose en toute bonne conscience sur la pratique de l'esclavage. Des millions d'Africains sont arrachés à leurs pays transportés à fond de cale et vendu aux enchères pour constituer une main-d'oeuvre rentable dans les plantations de sucre, de café ou de coton des Amériques. Ce monstrueux trafic cherche sa justification dans une image dégradée du "nègre", nié comme être humain jusque dans ses caractéristiques physiques. L'article de Montesquieu énonce, dans leur terrifiant cynisme, les arguments des esclavagistes pour mieux les dénoncer: "Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais: Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de terres. Le sucre serait trop cher si l'on ne faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves. Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête; et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre. On ne peut se faire à l'idée que Dieu, qui est un être sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir". (De l'esprit des lois, XV, 5) La présentation de l'altérité comme le signe d'une monstruosité diabolique, conduit à faire accepter l'exploitation la plus féroce: enfer concentrationnaire des navires négriers, conditions de travail épuisantes, cruauté des châtiments... Ce n'est qu'en 1848 que l'esclavage sera aboli en France.
Ce n'est pas pour autant la fin de la représentation négative de l'Autre. Des années 1880 au coeur du 20ème siècle, les grandes puissances européennes légitiment l'établissement de leurs conquêtes coloniales en inventant le concept de races et en affirmant la supériorité de la race blanche sur les autres. Cette idéologie qui s'appuie sur de fausses bases scientifiques est colportée dans de nombreux ouvrages pour le grand public: "C'est en vain que quelques philantropes ont essayé de prouver que l'espèce nègre est aussi intelligente que l'espèce blanche. Un fait incontestable et qui domine tous les autres, c'est qu'ils ont le cerveau plus rétréci, plus léger et moins volumineux que celui de l'espèce blanche, et comme, dans toute la série animale, l'intelligence est en raison directe des dimensions du cerveau, du nombre de la profondeur des circonvulations, ce fait suffit pour prouver la supériorité de l'espèce blanche sur l'espèce noire". (P.Larousse, Grand dictionnaire universel du XIXème siècle, 1863-1865) "Jamais un peuple à la peau noire, aux cheveux laineux et au visage prognathe, n'a pu s'élever spontanément jusqu'à la civilisation". (P.Broca, Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, 1876) Alors qu'il s'agit pour la France, après la révolution industrielle, de se créer un immense empire où puiser des matières premières, écouler ses productions et investir ses capitaux, l'expansion colonisatrice en Afrique occidentale, en Algérie, en Indochine, est présentée comme une mission qui apporte la civilisation à des peuples prétendument attardés. Là encore, l'assujettissement de pays entiers, le bouleversement des hiérarchies sociales existantes, le travail forcé et les spoliations foncières au profit d'une minorité européenne sont justifiés par une vision négative et stéréotype de l'Autre que la littérature et l'iconographie se chargent de relayer. Les représentations physiques caricaturales se veulent signes extérieurs de tares indélébiles: l'infantilisme, la stupidité, la paresse, la fourberie, la cruauté, l'obscurantisme sont les clichés associés constamment à tel peuple ou à telle religion. Un long processus d'assimilation doit conduire les "indigènes" à approcher du modèle de référence, le blanc européen catholique, sans pouvoir jamais l'égaler. Quand, à la suite des deux guerres mondiales, les mouvements nationnalistes conduisent à l'effondrement des empires coloniaux, l'image de l'autre reste encombrée de ces stéréotypes.
Après l'indigène, c'est l'immigré qui condense sur lui les clichés xénophobes de l'époque coloniale. Chaque vague d'immigration draine des discours de rejet: tour à tour, les Allemands, les Italiens, les Polonais en sont victimes. Mais quand dans les années 60, la forte croissance économique oblige à faire appel à une main-d'oeuvre venue des territoires coloniaux, après la guerre d'Indochine et sur fond de guerre d'Algérie, les haines se déchainent. Aujourd'hui encore, les thèses racistes se nourrissent de ce passé rejeté dans l'oubli et mal cicatrisé. En effet, la haine de l'Autre est prompte à resurgir dans les périodes de crise sociale ou politique, où il sert de bouc émissaire soupçonné de tous les maux: délinquance, souillure, appropriation abusive, menace pour l'identité et la culture; on rejette sur lui tous les problèmes que la société ne veut ou ne peut résoudre. Ainsi, la monté du chômage en France au début des années 80, le malaise social qu'elle entraine, engendrent une résurgence de la xénophobie. La peur irrationnelle de l'Autre est d'ailleurs l'arme préférée des démagogues pour créer l'unité factice d'un groupe contre un autre.
Le rejet de la différence atteint son paroxysme au coeur du 20ème siècle quand la xénophobie et l'antisémitisme, érigéa en idéologie politique dans l'Allemagne nazie, conduisent pour la première fois à programmer et à mettre en place la destruction systématique de l'autre. A ce titre, le génocide juif constitue le plus effroyable des crimes contre l'humanité. Ranimant une intolérence religieuse perpétuée de siècle en siècle par des croyances obscurantistes, utilisant le sentiment d'humiliation, né de la défaite de 14-18 pour nourrir la haine de l'étranger, cherchant des boucs émissaires au désastre économique, développant un nationalisme exacerbé autour de l'illusion d'un peuple allemand homogène issu d'une race pure, la propagande hitlérienne fait de juifs, des Tziganes et d'autre peuples jugés inférieurs, non seulement des ennemis à combattre mais une sous-espèce humaine à anéantir. Après les autodafés de livres, les incendies des synagogues et les saccages de magasins, commencent la déportation dans des camps et l'élimination: "C'est dans la pratique routinière des camps d'extermination que la haine et le mépris instillés par la propagande nazie trouvent leur plein accomplissement. Là en effet, il ne s'agit plus seulement de mort, mais d'une foule de détails maniaques et symboliques, visant tous à prouver que les juifs, les Tziganes et les Slaves ne sont que bétail, boue, ordure. Qu'on pense à l'opération de tatouage d'Auschwitz, par laquelle on marquait les hommes comme des boeufs, au voyage dans des wagons à bestiaux qu'on n'ouvrait jamais afin d'obliger les déportés (hommes, femmes et enfants!) à rester des jours entiers au millieu de leurs propres excréments, au numéro matricule à la place du nom, au fait qu'on ne distribuait pas de cuillère (alors que les entrepôts d'Auschwitz, à la libération en contenaient des quintaux), les prisonniers étant censés laper leur soupe comme des chiens; qu'on pense enfin à l'exploitation infâme des cadavres, traités comme une quelconque matière première. Le moyen même qui fut choisi pour opérer le massacre, était hautement symbolique. On devait employer, et on employa le gaz toxique déjà utilisé pour la désinfection des cales de bateaux et des locaux envahis par les punaises et les poux. On a inventé au cours des siècles des morts plus cruelles, mais aucune n'a jamais été aussi lourde de haine et de mépris". (Primo Lévi, appendice à Si c'est un homme, 1976)
Un tel degré de haine de l'Autre, qui conduira à l'extermination de 6 millions de personnes, est difficile, voire impossible à comprendre: "mais nous pouvons et nous devons comprendre d'où elle est issue, et nous tenir sur nos gardes, parce que ce qui est arrivé peut recommencer, les consciences peuvent être à nouveau déviées et obscurcies: les nôtres aussi". Aujourd'hui la résurgence de discours xénophobes et la minimisation, voire la négation de l'Holocauste nous montrent que la vigilance s'impose.