LE LYRISME
La Notion de lyrisme unit traditionnellement la poésie au chant. Ce terme doit en effet son nom à la lyre dont les accords harmonieux accompagnaient dans l’Antiquité les compositions des aèdes (poètes grecs de l’époque primitive qui chantaient ou récitaient, en s’accompagnant sur leur lyre). Associé à la figure d’Apollon ou d’Orphée, cet instrument pacificateur devint le symbole de l’inspiration poétique et des pouvoirs du poète: suspendre le temps, calmer les souffrances, apprivoiser la mort… Issu de la langue grecque, l’adjectif lyrique apparait en français au XVIème siècle, et se répand largement dans toutes les langues européennes. Plus tardif, le néologisme «lyrisme» date du début du XIXème siècle. Il semble qu’il vienne traduire l’hégémonie romantique du genre lyrique, voire l’identification complète de la poésie à sa part la plus subjective. Pourtant, le lyrisme ne saurait se réduire à la seule catégorie de l’expression personelle du poète. S’il se nourrit d’intimité, l’altérité le travaille. S’il articule une voix toute personelle, c’est souvent pour y faire entendre l’épreuve de l’impersonnalité. L’échec de la révolution de 1848 en France, l’ère victorienne en Angleterre, le développement de la société industrielle à travers l’Europe font refluer le romantisme. Selon Hugo Friedrich, il appartient à Rimbaud et à Mallarmé d’avoir exercé une profonde influence sur toute la poésie européenne moderne. Mais à ces deux noms sans doute convient-il d’ajouter celui de Baudelaire, par qui commence en France l’histoire moderne du lyrisme. Comment caractériser l’apport de Baudelaire à la modernité poétique? Il semble qu’on assiste avec lui et à partir de lui, à plusieurs phénomènes convergents: un développement toujours plus aigu de la conscience artistique; la volonté formelle devient prééminente; l’art prend définitivement conscience de son autonomie, voire de son autosuffisance. Les valeurs de création tendent à se substituer dans le lyrisme aux valeurs d’expression.
FILIPPO TOMMASO MARINETTI DEFINIT LE LYRISME
Je vous déclare que le lyrisme est la faculté très rare de se griser de la vie et de la griser de nous-mêmes; la faculté de transformer en vin l’eau trouble de la vie qui nous enveloppe et nous traverse; la faculté de colorer le monde avec les couleurs spéciales de notre moi changeant. Supposez donc qu’un ami doué de ce don lyrique se trouve dans une zone de vie intense (révolution, guerre, naufrage, trembement de terre, etc.) et vienne aussitôt après vous raconter ses impressions. Savez-vous ce que fera tout instinctivement votre ami en commençant son récit? Il détruira brutalement la syntaxe en parlant, se gardera bien de perdre du temps à construire ses périodes, abolira la ponctuation et l’ordre des adjectifs et vous jettera à la hâte, dans les nerfs toutes ses sensations visuelles, auditives et olfactives, au gré de leur galop affolant. L’impétuosité de la vapeur-émotion fera sauter le tuyau de la période, les soupapes de la ponctuation et les adjectifs qu’on dispose habituellement avec régularité comme des boulons. Vous aurez ainsi des poignées de mots essentiels sans aucun ordre conventionnel, votre ami n’ayant d’autre préoccupation que de rendre toutes les vibrations de son moi. Si ce conteur doué de lyrisme possède en outre une intelligence riche en idées générales, il rattachera involontairement et sans cesse ces dernières sensations à tout ce qu’il a connu, expérimentalement ou intuitivement, de l’univers. Il lancera d’immenses filets d’analogies sur le monde, donnant ainsi le fond analogique et essentiel de la vie télégraphiquement, c’est-à-dire avec la rapidité économique que le télégraphe impose aux reporters et aux correspondants de guerre dans leurs superficiels.
Ce besoin de laconisme ne répond pas seulement aux lois de vitesse qui nous gouvernent, mais aussi aux rapports multiséculaires que le poète et le public ont eus ensemble. Ces rapports ressemblent beaucoup à la camaraderie de deux vieux amis qui peuvent s’expliquer par un seul mot, un seul coup d’oeil. Voilà comment et pourquoi l’imagination du poète doit lier les choses lointaines sans fils conducteurs, moyennant des mots essentiels et absolument en liberté.
Filippo Tommaso Marinetti, Manifeste technique de la littérature futuriste,
11 Mai 1913, ©Ed Séguier, 1995