EMILE CIORAN «LA PASSION DE DISPARAITRE»
Aux suiveurs de ce blog j'aimerai présenter un penseur que je fréquente assidûment, tant son verbe est élégant et son ironie salutaire. Il n'est pas aisé de faire un résumé d'une pensée qui ne soucie guère de sa cohérence. Il est vain de chercher une quelconque volonté d'ordre et d'unité. Cioran tout comme Nietzsche, est une somme d'attitudes. Si l'histoire de la subjectivité en Occident est le chronique d'une disparition annoncée qui est toujours d'actualité, sur le chemin qui va de Montaigne à Blanchot, Cioran se révèle un des esprits les plus déroutants et les plus élégants à l'instar des grands moralistes français du 16ème et du 17ème siècle. Ecrivain captif de ses humeurs, il ne cesse d'enregistrer les variations d'un « moi » vide et avide de tout en nous en révélant son néant. « Tout ce que j'ai écrit se ramène à des malaises dégradés en généralités », explique-t-il. La tendance du sujet occidentale depuis Descartes qui l'a érigé en fondement de toute certitude, est à la fois de s'affirmer comme fondement et une étrange volonté d'annihilation. S'affirmer en se supprimant. Tel est le paradoxe auquel s'attaque Cioran en s'y vautrant jusqu'au vertige. Est-il Sceptique ? Cynique ? ou Stoïque ?
Certes, on peut observer qu'il s'inscrit dans ces tendances grecques mais ne s'y fixent pas. Cioran est un nomade, un apatride, un étranger, un exilé. Toute son œuvre atteste ce statut d'un être qui n'en finit pas de se promener et de promener une lucidité dans une création devenue un non man's land pour lui. « Quand on a compris que rien n'est, on est sauvé et malheureux à jamais », écrit-il. Rares sont en effet les esprits ayant poussé leur vocation de vivre jusqu'à la sagesse du rien. Comment tenir ensemble les paradoxes extrêmes qui constituent les limites de toute pensée et de toute existence? C'est proprement insensé. A défaut d'une explication, on ne peut qu'en parler, plus exactement en témoigner. « Rien ne saurait justifier le fait de vivre. Peut-on encore, étant allé au bout de soi-même, invoquer des arguments, des causes, des effets ou des considérations morales? Certes, non: il ne reste alors pour vivre que des raisons dénuées de fondement ». Ainsi s'exprimait sur un ton typiquement pascalien, à 22 ans, le jeune Cioran, dans son premier livre écrit en roumain « Sur les cimes du désespoir ». Si l'absurde est d'un bout à l'autre présent dans les écrits de l'auteur, étrangement il ne débouche nullement sur le nihilisme. Celui-ci est à son tour passé au crible d'une lucidité peu commune pour se révéler à son tour un rien. Il perd de sa radicalité, de son superbe et contraint de se supprimer sous peine de devenir une idole. Car, dire que tout est illusoire, note Cioran, c'est encore sacrifier à l'illusion, c'est lui reconnaître un haut degré de réalité. Comment dès lors assurer la permanence du doute? « Il n'est pas de négateur qui ne soit assoiffé de quelques catastrophiques oui ». Reste la seule attitude possible; rester spectateur désabusé et amusé de soi et des choses. Renoncer à tout jugement, rester en suspens (pratique de l'épochè), dans la position la plus malaisé. Prendre congé de soi et du monde tout en y étant. Le nihilisme se prend dans son propre piège. Sa conséquence est invivable parce que si le doute permet la vie par la distance qu'il ouvre, sa force corrosive le dissout en même temps. Certes le nihilisme ouvre vers la liberté totale mais constitue aussi son tombeau. Toutes les libertés que nous obtenons finissent par nous faire regretter nos prisons d'avant. « On ne peut respirer et gueuler, que dans un régime pourri. Mais, on s'en avise qu'après avoir contribué à sa destruction, et lorsqu'on n'a plus que la faculté de le regretter ». Cette équivoque de l'existence, Sartre la résumait à sa manière: « Nous sommes condamnés à la liberté ». C'est dans cette oscillation permanente entre le pour et le contre, entre la quête d'absolu et sa négation que s'installe Cioran.
Face à pareille antinomie l'auteur explore la vie avec une éloquence et un style inimitable pour confondre à notre plus grand bonheur la profondeur et la superficialité comme pour donner raison à Valery (un auteur qu'il a fréquenté) qui écrivait: « Ce qu'il y a de plus profond en l'homme, c’est la peau ». Dans « Les syllogismes de l'amertume », Cioran rêvait d'un monde où l'on mourrait pour une virgule. Entre la nécessité du scepticisme et celle d'une foi, entre le doute et le sens, l'auteur surmonte la contradiction en appelant à une sorte de décadence somptueuse. Il voit dans le style une possibilité de conjuguer le doute avec la grandeur; il écrit dans « Précis de décomposition »: « Restent cependant les apparences. Pourquoi ne pas les hausser au niveau d'un style? ».
Son nihilisme se convertit finalement en un esthétisme. Qui vit est au bout du compte obligé de suspendre le doute de croire. Pour survivre au naufrage d'être né, le remède, si l'on veut surnager est l'élégance subtile et ironique. Malgré sa force conceptuelle, Cioran évoque un Kierkegaard sans Dieu, un Chestov sans la foi. Mais sa page est plus un lieu d'intensité que d'expression. C'est pourquoi on l'aime ou on ne l'aime pas. Car il ne cherche ni à expliquer ni tout dire mais indiquer l'inconcevable du rien au vertige, du vertige au vide en quête d'une plénitude à jamais perdue.
LA VIE ET L’ŒUVRE DU PHILOSOPHE►
Emile Cioran est né en 1911 en Roumanie d'un père prêtre orthodoxe et d'une mère incroyante. Ils sont trois enfants. Il a un frère cadet et une sœur ainée. A 17 ans, il s'inscrit à la faculté de Littérature et de Philosophie. Il fait d'intenses lectures et lit surtout les philosophes germaniques. A partir de 1932, il collabore à toute une série de revues. Il rejoint le bergsonisme dans la confrontation entre la raison et la vie optant résolument pour ce dernier. Part pour un temps en Allemagne et y assiste aux cours de Nicolaï Hartmann qu'il n'approuve pas, mais trouve en ceux de Ludwig Klages une conception des choses plus en rapport avec ses idées. Retour en Roumanie en 1936 où il occupe un poste de professeur de philosophie dans un lycée. A nouveau d'intenses lectures de Baudelaire, Proust, des moralistes français, des mystiques espagnoles, de Dostoïevski et surtout de Shakespeare qu'il admire. Obtenant une bourse de l'Institut Français de Bucarest, il s'installe à Paris pendant l'Occupation. Il fait le choix définitif du français et n'écrira plus en roumain. Il entreprend la rédaction de son premier ouvrage en français « Précis de décomposition ».
Raymond Queneau en acceptera la première version mais Cioran vexé par la remarque d'un de ses amis roumains qui critique son français de métèque, il le réécrit plusieurs fois. L'ouvrage paraît en 1949 au tirage de 2000 exemplaires. Même s'il ne se vend pas, son livre est un succès critique. En 1950, il obtiendra le prix Rivarol avec son livre. Ami d’Eugène Ionesco et de Mircea Eliade, Cioran verra aussi souvent Adamov dans les années 50. Gabriel Marcel lui apportera aussi son soutien. Parution en 1952 des « Syllogismes de l'amertume ». Ce livre vendu à 500 exemplaires à sa parution deviendra un best-seller en 1976 quand il est republié en poche. En 1974, « Le mauvais Démiurge » est censuré en Espagne. Cet ouvrage sorti en livre de poche en 1969 en France rencontre un certain succès. On parle de Cioran dans les médias et le journal Le Monde lui consacre une double page avec en plus un article de Gabriel Marcel. Cioran se rend en Grèce invité par le Centre culturel français d'Athènes où il donne une conférence. Parution en 1986 des « Exercices d'admiration ». L'Express lui consacre deux pages, et présente son auteur comme « le plus gai de nos maîtres à désespérer ». Cioran rencontre enfin le succès éditorial avec « Aveux et Anathèmes », en 1987. 30 000 exemplaires vendus. Ce sera son dernier recueil. Il s'éteindra à Paris en 1995, après avoir laissé derrière lui une œuvre solitaire et décapante.
AUGUSTE UNAT