NUIT DE NOEL
Nicolas Gogol (1809-1852), auteur de Tarass Boulba, poème romanesque en prose à la gloire des Cosaques du XVIIème siècle, écrivit plusieurs recueils de nouvelles, dont les Veillées d'Ukraine, auxquelles appartient cette "Nuit de Noël", l'un des textes les plus populaires de la littérature russe; vous pourrez y admirer l'heureuse alliance du merveilleux et du réalisme.
Il fait une belle nuit froide et lumineuse. Et tout à coup le ciel s'obscurcit... C'est qu'une sorcière Solokha, s'est glissée dans le ciel pour ramasser les étoiles et jouer ainsi un bon tour aux paysans superstititeux qui s'apprêtent à célébrer Noël. Imitant la sorcière, un diable essaye de dérober la lune.
Le diable se glissait tout doucement vers la lune et déjà il était sur le point de la saisir, quand il retira précipitamment la main comme s'il s'était brulé, se suça le bout des doigts, agita un pied et courut de l'autre côté de la lune. Là, il sauta de nouveau en arrière et retira brusquement la main. Pourtant, sans se laisser décourager par toutes ces déconvenues le rusé diable n'abandonna pas ses espiègleries. S'étant approché par surprise, il saisit la lune à deux mains. Se soufflant dans les doigts et faisant toutes sortes de grimaces, il l'a fit sauter d'une paume dans l'autre à la manière d'un paysan qui aurait sorti de ses mains nues une braise du feu pour allumer sa pipe. Enfin, il fourra précipitamment la lune dans sa poche et, comme si de rien n'était, poursuivit sa route.
A Dikanka, personne ne savait que le diable avait volé la lune. Il est juste de dire que le copiste communal, comme il sortait à quatre pattes du cabaret, avait vu la lune se mettre à danser dans le ciel sans raison apparente, et il en assurait le village tout entier jurant ses grands dieux qu'il avait vu. Mais les bons gens branlaient le chef et même se moquaient de lui (...).
Le froid avait augmenté et en haut, il était devenu si vif que le diable sautillait d'un sabot sur l'autre et soufflait dans ses poings pour essayer de réchauffer un peu ses doigts engourdis. Rien d'étonnant d'ailleurs à ce qu'il gelât, lui qui passait sa vie en enfer, où, comme chacun sait, il fait bien moins froid que chez nous en hiver, et où, coiffé d'un bonnet et se tenant devant l'âtre ainsi qu'un vrai maitre-queux, il faisait rôtir les pêcheurs avec le même plaisir qu'une bonne femme met à griller des saucisses à Noël!
La sorcière elle-même sentit le froid, bien qu'elle fût chaudement habillée. C'est pour cette raison que levant les bras, elle ramena un pied en arrière et , ayant pris la posture d'un patineur qui file à toute allure sans faire le moindre mouvement, elle descendit dans l'air comme si elle glissait sur une abrupte paroi de glace et s'engouffra tout droit dans une cheminée.
Prenant le même chemin le diable suivit (...). Cependant, s'étant retourné, il vit, déjà à une bonne distance de son isba, le vieux Tchoub qui cheminait bras dessu bras dessous avec son compère. Sur-le-champ le diable bondit de la cheminée, leur barra la route et se mit à faire voler de tous côtés des tas de neige gelée. Une tourmente de neige se leva; toute l'atmosphère prit une apparence laiteuse; la neige voltigeait par-tout et sans ordre; elle menaçait de coller aux piétons les yeux, la bouche et les oreilles. Le diable en profita pour s'enfiler alors dans la cheminée (...).
Au moment où l'agile élégant, parait d'une queue et d'une barbiche de bouc, avait volé hors de la cheminée pour s'y engouffrer de nouveau bientôt après, la musette qu'il portait pendue au côté et dans laquelle il avait caché l'astre subtilisé s'accrocha dans le poêle et s'ouvrit; la lune, profitant de l'occasion, s'échappa par la cheminée et monta majestueusement dans le ciel. Tout s'éclaira. Il n'y avait plus trace de tourmente. La neige scintilla comme un vaste champ d'argent parsemé d'étoiles de cristal. Le froid diminuait apparremment de rigueur. Des troupes de garçons et de jeunes filles parurent qui portaient des sacs. Des chants retentirent et rares étaient les chaumières sous les fenêtres desquelles ne se pressaient pas ces chanteurs de noëls.
Nicolas Gogol, Veillées d'Ukraine