JUDE ET LES CORBEAUX
L'écrivain anglais Thomas Hardy (1840-1928) a consacré son art à peindre le malheur de ceux qui sont écrasés par l'injustice des hommes ou par un destin trop sévère. Son dernier roman Jude L'Obscur (1895) est l'histoire d'un de ces mal compris. A douze ans, Jude, orphelin, est hébergé par une tante qui ne l'aime guère. Les seules marques d'intérêt qu'il ait reçues lui sont venues du maitre d'école, Mr. Phillotson, qui, au grand chagrin de Jude, vient de quitter le village, non sans recommander à l'enfant: "Soit bien sage, soit bon pour les animaux et les oiseaux". Justement, Jude se rend à son travail qui consiste à chasser les corbeaux des champs ensemencés.
Escaladant la haie du fond du jardin, il prit un sentier vers le nord et arriva sur le plateau près d'une vaste conque solitaire où l'on venait de semer du blé; il y descendit, car c'était là qu'il travaillait pour Mr. Troutham, le fermier.
Tout autour de lui, la masse brune du champ montait droit dans le ciel et se perdait dans le brouillard qui en cachait les bords, renforçant l'impression de solitude. Peu de choses rompaient la monotonie du paysage: une meule de l'an passé se dressant sur les terres labourées les corbeaux qui s'envolaient à son approche et le sentier qui venait du village. Bien des membres de sa famille avaient autrefois arpenté ce sentier, mais maintenant, ceux qui passaient par là, l'enfant ne les connaissait même pas.
-"Comme c'est laid ici!" murumura-t-il.
Les sillons encore frais ressemblaient aux lignes d'une pièce de velours côtelé toute neuve et donnaient à cette vaste étendue un aspect mesquinement utilitaire. Tous les accidents de terrain avaient disparu; plus la moindre trace d'histoire: ne restait que celle des quelques derniers mois. Et pourtant à chaque motte de terre, à chaque pierre, s'attachaient des souvenirs innombrables -échos des chansons entendues lors des moissons passés, paroles échangées (...). Mais de tout cela ni Jude, ni les corbeaux qui l'entouraient n'avaient cure: ils ne voyaient là qu'un terrain dénudé bon champ de travail pour l'un, bon grenier de provisions pour les autres.
Le gamin se tenait au pied de la meule et, toutes les deux ou trois secondes, faisait résonner son claquet ou sa crécelle. A chaque coup, les corbeaux cessaient de picorer et s'élevaient lentement, battant avec lourdeur l'air de leurs ailes luisantes comme des cottes de mailles, puis tournoyaient en le regardant avec circonspection et enfin recommençaient leur repas à distance respectueuse.
Il secouait si bien son claquet que son bras lui faisait mal et à la fin, il sentit en son coeur une grande sympathie pour les désirs contrariés des oiseaux. Il lui semblait que, comme lui, il vivait dans un monde hostile. Pourquoi les effrayer? Ils prenaient de plus en plus à ses yeux l'apparence de douze amis de protégés -les seuls amis auxquels il inspirât un smeblant d'intérêt, car sa tante lui avait souvent dit qu'elle ne se souciait pas de lui. Il cessa son vacarme et les oiseaux s'abattirent sur le sol.
"Pauvres petits chéris! dit Jude tout haut, vous aurez à diner je le veux. Il y en a assez pour nous tous. Le fermier Troutham peut supporter de vous en laisser un peu. Mangez donc, mes chers petits oiseaux régalez-vous!"
Ils mangeaient en effet, petites taches noires sur la terre brunâtre et Jude se réjouissait de leur appétit. Un fil magique de camaraderie les unissait à lui: leurs vies chétives et mélancoliques ressemblaient fort à la sienne.
Il avait fini par jeter son claquet loin de lui comme un instrument vil et abject, offensant pour les oiseaux et pour lui-même puisqu'il était leur ami. Soudain, il sentit au bas de sa culotte un coup violent suivi d'un claquement retentissant qui annonça à ses sens stupéfiés que le claquet avait servi d'arme offensive. Les oiseaux et Jude sursautèrent simultanément et les yeux effarés de ce dernier contemplèrent le fermier Troutham en personne, dont le visage cramoisi flamboyait au-dessus du pauvre Jude tout tremblant tandis qu'il brandissait le claquet.
"Ah oui, vraiment!" "Mangez chers petits oiseaux" Attends un peu, je vais te chatouiller les culottes et nous verrons si tu as encore envie de dire: "mangez, chers petits oiseaux". Et tu as trainassé chez le maitre d'école au lieu de venir ici, n'est-ce pas? C'est ainsi que tu gagnes tes douze sous en chassant les corbeaux?"
Tout en déversant cette rhétorique passionnée aux oreilles de Jude, Troutham avait attrapé sa main gauche dans la sienne et faisant tournoyer à bout de bras son petit corps frêle autour de lui, frappait sa partie postérieure avec le plat du claquet. Le champs résonnait de l'écho des coups qu'il administrait.
"Non Monsieur, non, je vous en prie", criait l'enfant, aussi impuissant devant cette impusion centrifuge imprimée à son corps qu'un poisson accroché à l'hameçon et balancé au bout de la ligne; il apercevait la colline, la meule, le champ, le sentier et les corbeaux qui tournoyaient autour de lui en une course circulaire terrifiante: "Je ... Je... Monsieur je pensais seulement... Il y avait tant de grains dans le champ... Je les ai vu semer... Que les corbeaux pouvaient en prendre un peu pour leur diner... Et cela ne vous ferait pas tort, Monsieur... Et Mr Phillotson m'a dit d'être bon pour eux... Oh! oh! oh!"
Cette explicaition véridique sembla exaspérer le fermier encore plus que si Jude avait tout nier avec énergie; il frappait toujours et faisait tournoyait le gamin. Le bruit de l'instrument se propageait à travers champs, jusqu'aux oreilles des laboureurs éloignés -qui en déduisirent que Jude travaillait avec une grande énergie- il parvenait même à travers le brouillard jusqu'à la tour de l'église flambant neuve pour laquelle le fermier avait généreusement souscrit voulant ainsi témoigner de son amour pour Dieu et son prochain.
Enfin, Troutham se fatigua de frapper et déposant le gamin tremblant, lui tendit douze sous, salaire de sa journée, et lui enjoginit de rentrer chez lui et de ne jamais remettre les pieds dans un de ses champs.
Thomas Hardy, Jude L'Obscure.
Traduction de F. W. Laparra
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