LE CONCEPT D'AUTRUI
Pour ce faire, nous allons aborder le thème d'autrui. Deux raisons précises à cela: La question du sujet gagne en importance dans nos sociétés modernes à mesure qu'elles tendent à un nivellement des individus destinés au marché de l'emploi. Les mots d'ordre étant la productivité, la compétitivité, la rentabilité et le chiffre, nous sommes tous « invités » à devenir des unités de production au service d'une économie mondialisée qui aplanit nos différences en occultant nos singularités. La deuxième d'ordre pédagogique, car on peut explorer ce thème sans forcément convoquer les deux grandes catégories sartriennes que sont « l'en-soi » et « le pour-soi » dont la complexité nécessite un détour explicatif préalable.
La complexité du sujet nous oblige à le situer de façon sommaire mais suffisamment claire et juste pour ne pas reprendre tout le débat depuis Hegel. Même si le concept d'autrui est peu ou prou abordé par nombre de penseurs, Hegel est le premier à le thématiser. En effet son ontologie (la science de l'être) se construit à partir de ce qu'on appelle la dialectique composée de trois termes (trois moments): thèse, antithèse et synthèse. Dans ce schéma ternaire, autrui est un vis-à-vis, un autre que moi et qui par sa différence s'oppose à moi. Or cette opposition est selon Hegel est indispensable à la constitution de moi car un moi tout seul, sans conflit, sans opposition ne peut s'affirmer comme identité différente. Autrement dit, c'est autrui qui par sa différence m'aide à me construire comme individu à part. Sa foncière différence est une condition sine qua non de ma prise de conscience en tant qu'être différent.
C'est sur ce schéma oppositionnel entre un moi et un « non-moi » que Sartre construit sa conception d'autrui. Si Husserl et avant lui Descartes avaient cherché à élaborer cette notion à partir de la conscience en se demandant comment notre conscience constitue cet « objet », cette extériorité qu'est autrui, Sartre abordera cette épineuse question (la croix des philosophes, dit Michel Henry) plutôt comme rencontre que comme idée construite par l'entendement. En effet, pour Sartre, il ne s'agit pas uniquement de se demander comment la connaissance d'autrui est possible, mais élucider le sens de cette rencontre. Le mérite de Sartre est non de poser la question d'abord, mais de vivre cette relation et d'en décrire les effets. Que se passe-t-il quand je suis en présence d'autrui ou inversement. Fidèle à son mot d'ordre qui résulte parfaitement sa philosophie (l'existence précède l'essence), Sartre demande d'abord le vécu ensuite l'idée.
Une philosophie de la conscience telle que la conçoivent Descartes et à sa suite Husserl suppose qu'autrui m'est donné immédiatement tout comme le cogito cartésien me révélait immédiatement l'existence de ma conscience. Ce qui signifie qu'autrui m'est donné immédiatement à partir de moi-même. Autrui m'est semblable parce que ma conscience induit une humanité commune entre nous que nous ressemblons par tant de points communs. Or, pour Sartre autrui ne m'est jamais donné immédiatement tel qu'il se présente à lui-même. En effet, comment savoir qu'autrui au moment de la rencontre est dans telle ou telle disposition? Si nous savions son état, si nous avions accès à son intériorité, nous formerions une unité, une fusion dans laquelle nos altérités s'effaceraient. C'est que la séparation entre moi et autrui est insurmontable. Ce n'est donc pas une coïncidence entre deux consciences transparentes l'une à l'autre. Ce qui veut dire que pour Sartre le problème ne se situe pas sur le plan de la connaissance mais de conscience, mais si l'on ne peut connaître autrui à la manière d'un objet et il faut le chercher dans la façon dont il atteint notre conscience sans pour autant se mélanger avec elle, sans perdre son altérité. Notre conscience est concernée dans son être même par la présence d'autrui.
Pour résoudre ce problème épineux Sartre fait appel au « voir », plus exactement au regard. Etant regardé par l'autre, mon être m'échappe. Le fait d'être vu me révèle tout à coup une vérité: je ne m'appartiens pas. Je me croyais tel et voilà l'autre fait irruption dans cette intimité et me l'enlève. Cette intimité de mon être est ma liberté. Je croyais que cette dimension de mon être m'appartenait, mais un autre me l'enlève par son regard. Regarder, voir quelqu'un, c'est le figer, le transformer en objet. Ma liberté qui me distinguait des autres en ce qu'elle formait mon intimité en tant que sujet, est volée, ravalée au rang d'une perception. Du coup, je découvre aussi autrui comme liberté, c’est-à-dire comme ce qui m'échappe. « C'est dans et par la révélation de mon être-objet pour autrui que je dois pouvoir saisir autrui la présence de son être-sujet » (L'Etre et le Néant, NRF, 1943, p.296). Autrui est indispensable en ce sens qu'il me révèle à moi-même. L'être vu par autrui est pour Sartre est la vérité de voir autrui. Cette réciprocité de voir et d'être vu introduit une nouvelle dimension dans nos rapports. Cette nouveauté s'appelle « être pour-autrui ». En tant que liberté, je ne puis m'identifier à aucun de mes actes, je suis « toujours ailleurs ». Je ne peux être ceci ou cela que pour autrui (avare, injuste, généreux, voleur, salaud, etc.). C'est mon existence pour autrui qui me réduit à des propriétés que je ne suis pas. Si j'ai une nature, je ne l'ai que pour l'autre. Par moi et en moi je n'ai pas d'essence. C'est pourquoi Sartre écrit: « ma chute originelle, c'est l'existence de l'autre » (ibid. p.302). De la place où je me trouve qui est ma liberté, l'autre me regardant me descend en m'attribuant une nature et devient « mon enfer ». L'expérience d'autrui a pour fondement l'épreuve de mon être pour autrui. Ainsi, l'expérience du regard n'est que celle de mon être regardé.
Etre vu, c'est être objectivé. Lorsque je rampe dans les buissons pour n'être pas repéré et que soudain une lampe s'allume au loin dans une maison située dans mon champ de vision, je me sens vu. C'est un regard qui m'interpelle parce qu'il me saisit à un moment où je me sens libre, non vu, détecté. Je suis tout à coup surpris. Ce surgissement ne désigne pas qu'un fait empirique mais plus; il est la modalité même de la façon dont autrui surgit dans ma vie comme liberté s'opposant à la mienne. L'expérience du regard n'est qu'expérience de mon être- regardé. Lorsque le regard d'autrui me rencontre ma conscience m'est révélée. J'y suis révélé comme ce que je suis à ses yeux. Sartre nomme honte cette expérience. Ce sentiment ne forme pas le contenu de ma conscience, puisque je ne me sais pas comme l'autre me voit. Lorsque par exemple, j'épie ce qui ce se passe derrière une porte, le bruit des pas dans le couloir qui m'alerte est bien un regard. Celui-ci n'est pas un phénomène empirique, mais bien le surgissement d'un sujet, d'un autre que moi. Si la honte me saisit, elle n'est pas pour autant une propriété de ma conscience. L'apparition d'un tel sentiment signifie que ma conscience m'échappe, elle « s'écoule » vers l'extérieur. Je ne peux pas passer de l'autre côté pour me voir et prendre possession de ce sentiment. Je suis certes, mais pour autrui. Cet exemple montre que la conscience se fait toujours autre qu'elle-même, s'ouvre vers autrui comme son objet, comme un pôle vers lequel elle fuit. Ainsi, la relation à autrui repose sur la rencontre avec autrui. C'est un autre moi qui me révèle à moi-même, mais sans que cette révélation de moi-même constitue mon essence. L'apparition d'autrui introduit un écart entre la conscience et le monde sans quoi ceux-ci formeraient une sphère close. Le monde se donne comme la condition de possibilité de ma conscience.
Le moi que révèle la honte est un moi qui apparaît dans le monde ou autrement dit, dans la conscience se révèle un moi qui se découvre comme appartenant au monde auquel la conscience est exposée pour être conscience. Le surgissement d'autrui se double donc d'une seconde transcendance qui est le monde. Ce monde est autre (que je croyais absent quand j'épiais derrière la porte) et pourtant le même. Sartre découvre bien ici à travers l'exemple du regard une expérience cruciale où se concilient le point de vue de la conscience et son ouverture à une transcendance radicale. Le moi se découvre comme originalement relié à un autre comme condition de la possibilité de sa découverte.
Si les analyses de Sartre sur le regard semblent convaincantes par les exemples concrets qu'il donne, on est néanmoins en droit de se demander si ces exemples représentent l'essentiel et la totalité de nos expériences d'autrui. En effet, l'expérience de la honte qui renferme une dimension négative ne représente qu'une variante. Nos rapports à autrui peuvent ne pas être conflictuels. Ils sont aussi harmonieux, paisibles. N'est-ce pas là ériger une expérience particulière en modalité unique du rapport à autrui? Comprise comme expérience d'un sentiment (la honte) qui me révèle mon moi, ce n'est pas l'expérience de l'autre individu que je fais, mais d'une des structure de mon moi, savoir un sentiment. Cette rencontre ne me révèle pas finalement autrui mais elle fait de celui-ci un moyen. Autrui est à son tour ce que je regarde. C'est une sorte de relation aliénant qui s'établi entre moi et autrui et dans cette relation de regardé et regardant, ce n'est pas l'autre qui se révèle mais une conscience qui se manifeste. Le sujet humain réduit à une pure conscience dont la puissance révélant est déchue au rang d'une fonction passive. Si pour être la conscience a besoin de se révéler par autrui, c'est qu'elle est davantage l'expression de sa finitude que de sa liberté. L'impossibilité d'une communication et de l'entente entre les individus devient ainsi patente incluant ipso facto des rapports de force. Si j'appréhende autrui j'en fais un « objet » (le fait d'être vu, saisi) et lui enlève sa liberté; si, inversement, il est posé comme liberté, c'est moi-même qui devient identique à moi-même (un objet) alors que je ne suis jamais ce que je suis définitivement. Je n'ai pas d'essence immuable comme Dieu l'est. De fait, pour Sartre tous les rapports humains oscillent entre le sadisme et masochisme, rapports qui définissent l'ensemble des relations de soumission et/ou d'insoumission.
Sartre demeure finalement prisonnier de l'idéalisme phénoménologique qu'il cherche à dépasser. L'opposition classique du sujet et de l'objet n'est pas dépassée mais radicalisée. Cette radicalisation aura pour suite l'engagement politique en vue d'un dépassement éventuel de ce conflit. L'affrontement des ego est non seulement inévitable mais cet affrontement même est la condition d'apparition et d'affirmation des ego.
Il ressort de ces analyses qu'autrui est un danger permanent pour ma liberté, car lui aussi est liberté et je lui suis une entrave. Le fameux mot de Sartre « l'enfer, c'est les autres » illustre bien ce statut, conclut, nous semble-t-il, que le je et autrui sont condamnés à une guère permanente alors que nous sommes liberté.
AUGUSTE UNAT