LE BAIN FORCE
L'écrivain soviétique Boris Leonidovich Pasternak (1890-1960) compte parmi les plus grands poètes russes, mais c'est un roman publié en Italie, Le Docteur Jivago, parru en 1957, qui le fit connaitre mondialement. Pour des raisons politiques, le poète ne crut pas devoir accepter le prix Nobel de littérature qui lui fut décerné en 1958. Dans cet extrait de son roman, Nika, -bientôt 14 ans et qui en a assez d'être un petit garçon- et Nadia, son ainée d'un an, font une promenade en bâteau.
Le bord de l'étang était envahi de nénuphars. La barque entailla cette masse avec un bruissement sec. Dans les déchirures du feuillage aquatique l'eau de l'étang suintait, comme du jus de pastèque dans le triangle de l'entaille.
Les deux enfants se mirent à cueillir des nénuphars. Ils saisirent l'un et l'autre la même tige résistante et élastique. Elle les attira l'un contre l'autre. Leur tête se cognèrent. Comme par une gaffe, la barque fut entrainée contre le rivage. Les tiges s'emmêlaient et se racourcissaient, les fleurs blanches au coeur vif comme un jaune d'oeuf sanglant s'enfonçaient sous l'eau et en émergeaient ruisselantes.
Nadia et Nika continuaient à cueillir des fleurs inclinant de plus en plus la barque et presque couchés côte à côte sur le rebord affaissé.
-J'en ai assez d'aller en classe, dit Nika. Il est temps de commencer à vivre: gagner sa vie, être indépendant.
-Et moi qui voulais justement te demander de m'expliquer les équations du second degré. Je suis si nulle en algèbre que ça a failli finir par un examen de passage.
Nika crut entendre dans ces mots on ne sait quelle pointe. Bien sûr elle le remettait à sa place en lui rappelant combien il était encore petit. Les équations du second degré! Et eux qui n'avaient pas seulement mis le nez dans l'algèbre.
Piqué au vif, mais sans le laisser paraitre, il demanda avec une indifférence jouée -et il comprit au même instant combien sa question était sotte:
-Quand tu seras grand qui épouseras-tu?
-Oh, c'est encore si loin. Probablement personne. Je n'y ai pas encore pensé pour le moment.
-Je t'en prie, ne va pas t'imaginer que ça m'intéresse tellement.
-Alors pourquoi le demandes-tu?
-Idiote
Ils commencèrent à se disputer. Nika se souvint de sa misogynie de ce matin. Il menaça Nadia de la noyer, si elle n'arrêtait pas de dire des impertinences. -Essaie un peu! dit Nadia. Il l'a prit à bras le corps. Ils se mirent à lutter. Ils perdirent l'équilibre et tombèrent à l'eau.
Tous deux savaient nager, mais les nénuphars s'accrochaient à leurs bras et leurs jambes, et ils n'avaient pas encore pied; enfin, pataugeant dans la vase, ils parvinrent à grimper sur la berge. L'eau ruissealait de leurs chaussures et de leurs poches. Le plus fatigué des deux était Nika.
Si cela leur était arrivé un peu plus tôt, pas plus tard, qu'au printemps dernier, s'ils étaient trouvés comme maintenant assis côte à côte trempés comme une soupe, après une équipée de ce genre, ils se seraient disputés, ils auraient ri aux éclats, ils auraient certainement fait du bruit.
Mais ils se taisaient et respiraient à peine, écrasés par l'absurdité de l'aventure. Nadia était révoltée et ruminait son indignation, et Nika avait mal dans tout le corps, comme si on lui avait brisé bras et jambes et enfoncé les côtes à coups de bâtons.
Enfin à voix basse, comme une grande personne, Nadia laissa tomber ces mots: "Fou que tu es!" -Et lui, comme une grande personne également, dit: "Je te demande pardon".
Ils remontèrent vers la maison, suivis par une trace humide, comme deux barriques de porteurs d'eau.
B. L. Pasternak, Le Docteur Jivago