LES SOUVENIRS DE TANTE VERONIQUE
Fils d'un garde forestier, Ernst Wilchert est né en 1887 dans une rude province de la Prusse-Orientale, la Masurie. Déporté à Buchenwald par les Nazis, il a évoqué sa captivité dans la Forêt des morts et Messe sans nom qui montre que la haine peut toujours devenir amour. Il est mort en 1950. Dans Des forêts et des Hommes il raconte des épisodes de son enfance, sa passion de la nature, certes, mais aussi le climat de féerie qui l'enveloppait grâce à certains êtres comme tante Véronique qui évoquait pour lui une enfance encore plus lointaine, plus rude, mais aussi plus merveilleuse, ici le souvenir des anciens fêtes paysannes.
(...) Ah, le Carnaval..., disait-elle, il s'y passe tant de choses, vois-tu dont ils ne savent rien de nos jours. Regarde tes parents: ils font trois milles en traineau, mettent leurs masques et se déguisent en chasseur et Chaperon Rouge et ils dansent et causent tant et plus, puis s'enroulent de nouveau dans leur fourrure et reprennent le traineau pour rentrer chez eux. Quand j'étais jeune il y a quarante ans, il n'y avait pour nous ni traineau ni fourrure. Ma soeur et moi nous devions faire le ménage, traire les vaches, abrever les veaux jusqu'à la nuit. Et alors on nous permettait de sortir les costumes, les souliers, les bas, un mouchoir de poche, nous mettions dans une corbeille en ligne tout ce qu'il nous fallait. "Et la trompette demandait mon père, vous l'avez aussi?". Oui, nous l'avions la trompette. Et nous voilà parties. Deux milles, mon petit Andréas, et le vent chassait tellement la neige qu'il ne restait pas trace de notre passage derrière nous. Nous chantions à deux voix et après chaque chanson nous changions de côté pour n'avoir pas les mains gelées. Quand la chanson était trop longue nous sautions un couplet. Avec "Tout les bois font silence...", c'était le plus dur. Je crois qu'il y a douze couplets. Ainsi pendant trois heures mon petit Andréas et ensuite nous dansions toute la nuit. J'étais en tzigane et tous les jeunes forestiers me faisaient dire la bonne aventure. Et pour le retour, encore à pied. Et avant le lever du soleil, le fourneau devait être allumé et, tout en trayant les vaches, nous chantions encore, mais pas "Tous les bois font silence". Ça ne convenait pas pour l'étable.
-Et la trompette? demandai-je au bout d'un moment. Est-ce que tu jouais dans l'orchestre, tante Véronique?
Elle laissa tomber ses aiguilles mes regarda.
-Un orchestre? Mais, Andréa, en tant de choses, tu es tellement déformé pour ton âge. Un orchestre! Nous avions de la musique, mais pas d'orchestre. Un violon, une clarinette, et une contrebasse. Dans la grande salle du ciel, il n'y en aura guère plus, sans doute... non, la trompette était pour les loups.
-Pour... tante Véronique!
-Oui pour les loups. De ce temps-là ils hurlaient dans les bois quand les hivers étaient rigoureux, et lorsqu'ils venaient trop près nous posions la corbeille, je prenais la trompette et je soufflais. Cela devait faire une terrible musique, car ils n'osaient pas approcher. Mais il fallair réchauffer l'embouchure, sans quoi plus moyen de décoller les lèvres..., tu ne veux pas le croire? Et bien, viens-ici... tu vois, maintenant? Je tenais l'instrument dans mes mains, un vieil instrument terni cabossé, mais du métal sombre, le souffle magique des temps disparus passait, glacé, dans mes mains, et je croyais distinguer des taches sombres, le sang des loups peut-être (...)
Ernst Wiechert, Des Forêts et des Hommes
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