AU TEMPS OU
L'HOMME ET LA BETE SE PARLAIENT
Représentant du Sénégal à l'O.N.U. et ambassadeur à Washington, Ousmane Socé Diop (né en 1911 au Sénégal) o publié des romans ainsi que des Contes et Légendes d'Afrique noire dont voici un extrait. Samba a lié une amitié secrète avec un lionceau. "Les anciens disent qu'en ce temps-là l'homme et la bête se parlaient". Une fois l'enfant a vexé l'animal en lui disant qu'il avait "la gueule puante". Ce fut la cause de leur première dispute. Plus tard la mère de Lionceau tua la mère de Samba. Par affection pour son ami, Lionceau tua sa propre mère.
(...) -J'ai vengé ta mère en tuant la mienne, dit-il à son ami. Enterre ton chagrin maintenant et puisque tu es orphelin comme moi nous habiterons le même endroit.
Ainsi ils passèrent ensemble leur adolescence. A l'aube, Lionceau s'enfonçait en brousse. Il se mettait en arrêt près du grand ruisseau. Il savait que vers le millieu du jour, le soleil et la soif chasseraient des fourrés vers l'eau, l'antilope, le chevreau et la gazelle. Il les surprenait au moment où ils plongeaient leur museau altéré dans la rivière avec une volupté qui leur faisait oublier le reste du monde.
Puis Samba et lui accommodaient l'abattis chacun à son goût, et l'après-midi, c'était jeux et cabrioles.
Lionceau avait grandi: ses crocs et ses griffes devinrent fermes et acérés. De grands poils poussèrent de chaque côté de son dos sur les bords de l'échine; ils montèrent tout droit puis, ils s'incurvèrent, retombèrent le long du flanc. Lionceau sentit naitre en lui des désirs inquiétants. Lorsque Samba était proche, il avait des envies comme lorsqu'il aparçevait le chevreau: la viande d'homme ne se serait plus à lui déplaire.
-Samba, finit-il par dire à son ami, je suis devenu adulte. L'homme est homme et le lion est lion. Il me faut retourner à la forêt et toi au village. Je te promets, Samba, continua-t-il que tu ne seras pas malheureux dans l'existence. Chaque fois que tu entendras mon rugissement, la nuit, à l'heure où nulle part le pas de l'homme ne foule terre accours me voir; je te dirai comment il faut éviter un danger proche. Quelque dérangement que cela puisse te causer, viens, ou ne viens pas si tu veux, mais ne dis jamais: "Oh! cet animal a la gueule puante!"
Vint le jour où Samba devait subir le rite de l'initiation. C'est la tradition qui fait d'un adolescent un homme. Il doit être accompli avec faste et courage (...). Samba aurait ce courage mais, orphelin il était dénué de richesses. Sur la grand'place du village, les tam-tams rythmaient gaiement les chants des jeunes hommes:
Mane nièye là!...
Kou ma fire nga danou!
Té kou ma fire danou...!
Je suis tel l'éléphant!
Je terrasse ce que heurte!
Et ce qui me heurte s'écroule!
Ainsi chaque adolescent chantait sa devise...
Samba s'était retiré dans sa case, humilié et malheureux de dénuement, pendant que ses camardes rivalisaient à qui égorgerait le plus de boeufs et de béliers à qui déclamerait la devise la plus admirable.
Au millieu de la nuit lorsque les tam-tams se firent moins nerveux, on entendit le rugissement thoracique d'un lion.
Samba rejoignit aussitôt son ami qui lui remit cent boeufs cent moutons, cent chèvres. Et le n'gomar (fête de l'initiation) de Samba resta célèbre dans les mémoires.
Vint le jour où le roi voulut donner un époux à sa fille, il publia qu'il ne la marierait qu'à celui qui lui offrirait un lion vivant. Le soir même Lion fit venir son ami par le signal convenu et lui dit ceci:
-Demain tu viendras au bord du marigot; tu prendras avec toi un fusil chargé à blanc, lorsque je paraitrai, tu tirera dans ma direction; je ferai semblant d'avoir très peur et tu viendras me conduire au roi "par le bout de l'oreille". Ce la fut fait et Samba devint gendre du roi.
Trois années passèrent.
Au millieu de la nuit, Samba devenu roi à la mort de son beau-père était mollement couché dans son lit et se faisait masser par sa femme pour chasser les fatigues de la journée.
On entendit un triple "hâan..." secouer la nuit.
-Oh! l'animal à la gueule puante! s'écria Samba,quelle idée de me déranger à cette heure-ci!
Il se leva néanmoins et s'en fut au rendez-vous.
-Samba, lui dit le lion, je sais qu'une épizootie dévastera dans quelques jours le bétail du pays et je t'apporte le troupeau que voici pour te constituer des réserves de viande sèche. Je sais aussi que tu as proféré l'insulte que tu m'avais promis de ne jamais redire!
Lion s'arrêta un moment puis reprit:
-Samba, frappe-moi de ton sabre!
-Non!... Tu sais bien que je ne ferai pas cela.
-Frappe-moi de ton sabre! dis-je, insista le lion.
Samba frappa; le son jaillit.
-Enfonce moi ton pignard dans ton flanc.
Samba le poignarda. Le sang jaillit.
-Vois-tu, Samba, les blessures que tu m'as faites ne sont rien! La blessure peut guérir mais la parole blaissante ne guérit pas.
"Adieu! lorsque tu verras le baobab qui pousse au millieu de la cour s'étioler et flétrir, sache que je suis mort!"
Depuis l'homme et le lion furent ennemis à tout jamais.
Ousmane Socé Diop, Contes et légendes d'Afrique Noire