HERODOTE
Hérodote, écrivain grec du Vème siècle avant J.C, qu'on a appelé le père de l'histoire, est un habile et agréable narrateur plus qu'un historien au sens que nous donnons à ce mot. Ses Histoires, qui contiennent en neuf livres le récit des guerres soutenues par les Grecs contre les Perses, s'ouvrent sur l'empire du fameux Crésus (vers 560-548 avant J.C.), qui fut le premier à asservir les Grecs d'Ionie. Après avoir évoqué les fructueuses conquêtes du dernier des rois Iydiens,
Hérodote raconte la visite qu'il reçoit à Sardes, sa riche capitale, du législateur athénien Solon; fier de son opulence, Crésus aimerait que Solon vit en lui l'homme le plus heureux du monde, mais son hôte le déçoit en lui refusant ce titre, car il estime qu'en toutes choses il faut considérer la fin et qu'on ne peut encore savoir ce qu'il adviendra de Crésus. Sotisse, pense le roi. Mais voici un premier avertissement du sort:
CHASSE TRAGIQUE
Après le départ de Solon, la vengeance divine frappa cruellement Crésus, parce que, je suppose, il s'était cru le plus heureux de tous les hommes. Sans tarder, un songe le visita pendant son sommeil et lui révéla de façon véridique les malheurs qui allaient lui arriver à l'occasion de son fils. Crésus avait deux enfants: l'un était infirme, -il était sourd-muet-; l'autre surpassait de beaucoup en toutes choses les jeunes gens de son âge; il avait le nom Atys. Donc, le songe annonça à Crésus qu'il perdrait cet Atys des suites d'une blessure faite par une pointe de fer. Une fois réveillé, Crésus se consulta. Redoutant l'accomplissement du songe, il fit prendre femme à son fils. Atys avait coutume de commander les Lydiens en campagne; il ne l'envoya plus nulle part remplir pareil office. Il fit transporter hors des appartements des hommes les javelots, les lances et toutes les armes de cette espèce dont on se sert à la guerre et les fit entasser dans les magasins, pour éviter que l'une d'elles, pendue au mur, ne tombât sur son fils.
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CRESUS |
Tandis qu'il était occupé des noces de ce fils, arriva à Sardes un homme en proie au malheur, et de qui les mains n'étaient pas purs; il était de race phrygienne et de la famille royale. Il se présenta au palais de Crésus et demanda à être purifié suivant les rites du pays; Crésus le purifia, -la purification se fait chez les Lydiens à peu près comme chez les Grecs, -et, après avoir accompli les cérémonies d'usage, lui demanda en ces termes d'où il venait et qui il était: "Etranger qui es-tu? De quel endroit de la Phrygie es-tu venu t'asseoir à mon foyer? Quel homme ou quelle femme as-tu tué?" L'étranger répondit: "O roi, je suis le fils de Gordias, fils de Midas, j'ai nom Adraste. J'ai tué sans le vouloir mon propre frère; je suis venu ici expulsé par mon père et dépouillé de tout". Crésus lui répliqua: "Tu descends d'hommes qui sont nos amis, et tu es arrivé chez des amis; ici tu ne manqueras de rien si tu reste dans ma demeure; le poids de ton malheur te sera le plu léger possible, et tu auras le plus d'avantage". Adraste, depuis lors séjournait chez Crésus.
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ATYS |
En ce temps là, parrut sur l'Olympe de Mysie un sanglier de forte taille; s'élançant de cette montagne, il ravageait les cultures des Mysiens; plus d'une fois les Mysiens étaient allés l'attaquer; mais, au lieu de lui faire aucun mal, ils en souffraient de lui. En fin de compte des députés envoyés par eux vinrent trouver Crésus et lui dirent: "O roi il a paru dans notre pays un sanglier de taille énorme qui ravage nos cultures; malgré nos efforts, nous n'en pouvons triompher; nous te prions donc d'envoyer avec nous ton fils, accompagné de jeunes gens choisis et de chiens, pour que nous en débarassions le pays". Telle fut leur prière. Crésus se souvenant du rêve qui l'avait eu, leur adressa ces paroles: "Ne parlez pas davantage de mon fils; je ne saurais l'envoyer avec vous; il est nouvellement marié, et en ce moment son mariage l'occupe. Mais j'enverrai des Lydiens d'élite avec tout mon équipage de chasse, et j'ordonnerai expréssement à ceux qui partiront de mettre tout leur zèle à vous aider pour débarasser le pays de la bête".
Telle fut sa réponse. Les Mysiens en étaient satisfaits, quand survint le fils de Crésus, qui avait appris leur demande; et, comme Crésus refusait d'envoyer son fils avec eux, le jeune homme lui dit: "Mon père, nous pouvions jouir autrefois du plus beau, du plus noble renom, en allant couramment à la guerre et à la chasse. Aujourd'hui tu me tiens exclu et de l'une et de l'autre; sans avoir pu remarquer en moi ni lâcheté ni manque d'ardeur. Quel front dois-je monter maintenant, quand je vais à la place publique ou en reviens? De qui aurai-je l'air aux yeux des citoyens? De qui, aux yeux de la femme que je viens d'épouser? Avec quelle sorte d'homme croira-t-elle vivre? Ou bien laisse moi partir pour cette chasse, ou fais-moi reconnaitre par de bonnes raisons qu'il est de mon intérêt d'agir ainsi que tu veux". Crésus répondit en ces termes: "Mon fils, si j'agis comme je fais, ce n'est pas que j'aie remarqué en toi ni lâcheté ni rien d'autre de choquant. Mais une vision qui s'est présentée à moi en songe pendant que je dormais m'a appris que tu vivrais peu de temps parce qu'une pointe de fer devait causer ta morte c'est à cause de cette vision que j'ai pressé comme je l'ai fait ton mariage, et que je refuse de t'envoyer en expédition; je prends des précautions, cherchant si je pourrai tant que ma vie durera, te dérober au destin. Tu es mon seul et unique fils; l'autre, en effet, infirme et qui n'entend pas, je compte qu'il n'existe pas pour moi". Le jeune homme répondit; "Je ne t'en veux pas, mon père, si après avoir eu une semblable vision, tu prends des précautions à mon sujet. Mais il est un détail que tu ne remarques pas, un point sur lequel le sens du songe t'échappe; et il est juste que je te le signale. Le songe, dis-tu, t'a appris que je devais périr par une pointe de fer. Or, un sanglier a-t-il des mains? est-il armé de la pointe de fer que tu redoutes? Si le songe avait dit que je doive mourir d'un coup de dent ou de quelque chose qui ressemble à une dent, alors tu aurais lieu de faire ce que tu fais; mais il a dit d'un coup de pointe. Puisque ce n'est pas contre des hommes que nous avons à combattre laisse-moi donc aller". Crésus répondit: "Mon fils en exposant ton avis sur mon songe, tu as trouvé le moyen de me convaincre; convaincu par toi, je change d'avis et te laisse aller à la chasse.
Cela dit, Crésus envoya chercher le Phyrigien Adraste; et,quand il fut venu, il lui dit: " Adraste, quand tu étais sous le coup d'un fâcheux malheur, dont je ne te fais point reproche, je t'ai purifié, je t'ai accueilli dans ma demeure, et je t'y garde en fournissant à toute ta dépense. Aujourd'hui, puisqu'au bien que je t'ai fait le premier tu dois répondre en me faisant du bien, je veux donc que tu sois le gardien de mon fils; il s'en va à la chasse; veille qu'en chemin des larrons capables d'un crime ne surgissent pas pour vous mettre à mal. D'ailleurs, c'est pour toi-même un devoir d'aller là où tu pourras te distinguer par tes exploits; la tradition de nos pères le veut; et, de plus, la vigueur ne te fait pas défaut". Adraste répondit: "O roi, en d'autres circonstances, je n'irais pas prendre part à un semblable combat; en proie à un malheur comme le mien il n'est pas convenable que j'aille me mêler à des hommes de mon âge qui sont heureux; je n'en ai pas le désir, et, pour bien des motifs, je me retiendrais de le faire. Mais maintenant, puisque tu me presses et puisqu'il faut que je te fasse plaisir- car je dois te rendre le bien pour le bien-, je suis prêt à faire ce que tu veux; tu m'enjoins de garder ton fils; compte qu'il te reviendra sain et sauf, autant qu'il dépendra de son gardien".
Après qu'il eut fait cette réponse à Crésus, ils partirent avec un équipage de jeunes gens choisis et de chiens. Arrivés à la montagne de l'Olympe, les chasseurs se mirent en quête de la bête; quand ils l'eurent trouvée et enveloppée de toutes parts, ils lancèrent contre elle des javelots. C'est alors que l'étranger, celui -à même qui avait été purifié du meurtre et avait nom Adraste, lançant son javelot contre le sanglier le manque et atteint le fils de Crésus. Frappé par la pointe de l'arme, celui-ci accomplit la prédiction du songe. Quelqu'un courut annoncer à Crésus l'événement et, arrivé à Sardes, lui apprit le combat et la destinée de son fils.
Crésus, bouleuversé par cette mort, proféra des plaintes d'autant plus vives que le meurtrier était l'homme qu'il avait lui-même purifié d'un meurtre; dans l'excès d'affliction que lui posait son malheur il invoquait Zeus comme patron des purifications, le prenant à témoin du mal que l'étarnger lui avait fait; il l'invoquait comme protecteur du foyer et de l'amitié, -c'était le même dieu qu'il appelait de ses noms-; comme protecteur du foyer, parce qu'après avoir accueilli l'étranger dans sa demeure il avait nourri sans le savoir le meurtrier de son fils; comme protecteur de l'amitié, parce qu'après l'avoir envoyé avec Atys en guise de gardien il avait trouvé en lui son pire ennemi.
Ensuite les Lydiens se présentèrent, apportant le cadavre; par derrière, suivait le meurtrier. Debout devant le corps, il se livrait à Crésus, les mains tendues; il invitait Crésus à l'immoler sur le cadavre. Il disait sa première infortune et comment, après cette infortune il était l'assassin de l'homme qui l'avait purifié et que la vie lui était impossible. Entendant ces paroles, Crésus, bien que plongé dans un malheur domestique si cruel, s'apitoya sur Adraste et lui dit: " J'ai reçu de toi, ô mon hôte, toute la satisfaction qu'il faut, puisque tu te condamnes toi-même à la mort. Ce n'est pas toi qui es pour moi cause de ce malheur, sinon dans la mesure où sans le vouloir tu en as été l'instrument; c'est, je pense, quelque dieu, celui qui, il y a déjà longtemps, m'annonça ce qui devait arriver".
Crésus, fit célébrer comme il convenait les funérailles de son fils. Quant à Adraste, fils de Gordias fils de Midas, l'homme qui avait été meurtrier de son propre frère, meurtrier de celui qui l'avait purifié, lorsque le calme et la solitude régnèrent autour du monument se randant compte que des hommes qu'il connaissait, il était le plus profondément misérable, il s'immola lui-même sur le tombeau.
Hérodote, Histoires, I, 34-35
Traduction de PH. -E. Legrand. Les Belles Lettres