ALAIN CHARTIER
Alain Chartier est né à Bayeux en 1385, et est décédé entre 1430 et 1440 à Orléans. Frère de Guillaume Chartier, évêque de Paris, il était notaire, poète et écrivain de langue française.
Après avoir fait ses études à l'université de Paris, il se distingua de bonne heure en entrant à la cour de Bourges. Il fut secrétaire de Charles VI puis de Charles VII. Il figure en 1421 parmi les serviteurs du prince, et au commencement d'un de ses principaux ouvrages, le Quadrilogue invectif en 1422 Alain Chartier se qualifie de « humble secrétaire du Roy nostre sire et de mon très redoubté seigneur, monseigneur le régent du royaulme de France, dauphin de Viennois ». Il remplit sous ces deux princes avec succès plusieurs missions diplomatiques. Il sert dans des ambassades en Allemagne et à Venise en 1425, en Ecosse 1428.
Il jouit en son temps d'une grande réputation et fut surnommé le Père de l'éloquence française. Estienne Pasquier, homme d'État, historien, humaniste, poète et juriste français, rapporte que Marguerite d'Ecosse, épouse du Dauphin (futur Louis XI), le voyant endormi sur une chaise, lui donna un baiser sur la bouche, pour marquer le cas qu'elle faisait de cette bouche d'où étaient sortis tant de beaux discours.
Alain Chartier a beaucoup contribué à former la langue. Parmi ses ouvrages en prose on remarque le Curial (Courtisan), le Quadrilogue invertif, où il se déchaîne contre les abus; et parmi ses ouvrages en vers le Débat du Réveil-Matin, la Belle Dame sans mort, le Bréviaire des nobles, le Livre des Quatre Dames. Ses poésies, dans le genre allégorique, ont un immense succès auprès de ses contemporains. C'est le poète de l'époque, celui qui a été le plus admiré jusqu'à Ronsard. On trouve dans tous ses écrits une aimable naïveté.
PRES DE MA DAME ET LOING DE MON VOULOIR
Près de ma dame et loing de mon vouloir,
Plain de desir et crainte tout ensemble,
Le cueur me fault et le parler me tremble,
Quant dire doy ce que me fault vouloir.
Je dis: Belle, vous me faites douloir,
Mais au besoing crainte mon propos m'emble
Pres de ma dame et loing de mon vouloir.
Or ay je mis toutes a nonchaloir
Pour une seule a qui tout bien s'assemble.
Oseray je me desbucher du tremble,
Pour requerir ce qui me pretes valoir
Pres de ma dame et loing de mon vouloir?
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TRISTE PLAISIR ET DOULOUREUSE JOYE
Triste plaisir et douloureuse joye,
Aspre doulceur, desconfort ennuieux,
Ris en plorant, souvenir oublieux
M'acompaignent, combien que seul je soye.
Embuchié sont, affin qu'on ne les voye
Dedans mon cueur, en l'ombre de mes yeux.
Triste plaisir et amoureuse joye !
C'est mon trésor, ma part et ma monoyé ;
De quoy Dangier est sur moy envieux
Bien le sera s'il me voit avoir mieulx
Quant il a deuil de ce qu'Amour m'envoye.
Triste plaisir et douloureuse joye.
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LA BELLE DAME SANS MERCI
LA DAME
Beau seigneur, cet état d'esprit insensé
Ne vous laissera-t-il jamais?
Ne penserez-vous pas à donner
La paix à votre coeur par une autre méthode?
L'AMANT
Personne ne pourrait lui donner la paix
Sauf vous qui lui avez déclaré la guerre
Quand vos yeux écrivirent la lettre
Par laquelle vous me défiiez,
Et quand vous envoyâtes Doux Regard
Comme héraut de ce défi,
Par l'intermédiaire duquel vous m'avez promis
En me défiant bonne assurance.
LA DAME
Il a grand'faim de vivre en deuil
Et fait bien mauvaise garde de son coeur,
Celui qui, contre un simple regard d'un oeil,
Ne garde pas sa joie et sa paix.
Si moi ou une autre vous regarde,
Les yeux sont faits pour regarder!
Je n'y prends pas spécialement garde:
Qui en ressent du mal, qu'il s'en garde.
L'AMANT
Si quelqu'un blesse autrui par aventure
Par la faute de celui qu'il blesse,
Quoiqu'en vérité il n'y puisse rien,
Il en ressent pourtant de la peine et de la tristesse.
Et, puisque ce n'est pas Fortune ou Rudesse
Qui m'a fait ce dommage,
Mais votre très belle jeunesse,
Pourquoi le dédaignez-vous?
LA DAME
Je n'ai jamais eu contre vous
Ni dédain ni antipathie, et je n'en veux pas avoir,
Non plus que trop grand amour, ou trop grande haine
Et je ne veux pas connaître vos sentiments profonds.
Si illusion vous fait percevoir
Que peu de choses peut vous plaire,
Et que vous vouliez tromper,
Je ne veux pas, pour autant, le faire!
L'AMANT
Quel que soit celui qui m'a infligé mon mal,
Illusion ne m'a pas trompé,
Mais Amour m'a si bien chassé
Que je suis tombé en vos lacs.
Et puisqu'il m'est ainsi échu
D'être réduit à merci entre vos mains,
Si je suis mal tombé,
Celui qui meurt plus tôt en languit moins.
LA DAME
Si gracieuse maladie
Ne met guère de gens à mort,
Mais cela fait bien de le dire,
Pour obtenir plus vite un réconfort.
Tel se plaint et se lamente fort
Qui ne souffre pas les douleurs les plus âpres.
Et si Amour est si pénible, à tout prendre,
Mieux vaut qu'un seul en souffre, plutôt que deux!
L'AMANT
Hélas! Ma dame, il vaut bien mieux,
Pour agir courtoisement et avec bonté,
Faire d'un malheureux deux heureux,
Plutôt que détruire entièrement le malheureux...
Je n'ai d'autre désir ni d'autre préoccupation
Que de vous plaire par mon service,
Pour échanger, sans commettre de faute,
Deux plaisirs contre un inconfort.
LA DAME
D'amour je ne veux ni courroux ni confort,
D'amour je ne veux ni courroux ni confort,
Ni grand espoir ni grand désir,
Et je ne tire pas plaisir de vos maux,
Ni ne me soucie de votre plaisir.
Choisisse qui voudra choisir!
Je suis libre et libre je veux être,
Sans me dessaisir de mon coeur
Pour en faire maître un autre.