LES BIJOUX DE CASTAFIORE OU
LA COMMUNICATION EN QUESTION
Tintinophile, je le suis devenu sur le tard. D'abord entamée pour mon fils, la lecture de Tintin est devenue de simple distraction une passion. Peut-être avons-nous perçu intuitivement cette richesse, cette profondeur qui animent les personnages et l'intrigue. Le regard du lecteur amusé que j'étais s'est peu à peu transformé en un regard plus attentif. Je voudrais ici livrer une approche d'une des aventures de Tintin «Les Bijoux de Castafiore» concernant le thème central qu'est la communication.
Tintinophile, je le suis devenu sur le tard. D'abord entamée pour mon fils, la lecture de Tintin est devenue de simple distraction une passion. Peut-être avons-nous perçu intuitivement cette richesse, cette profondeur qui animent les personnages et l'intrigue. Le regard du lecteur amusé que j'étais s'est peu à peu transformé en un regard plus attentif. Je voudrais ici livrer une approche d'une des aventures de Tintin «Les Bijoux de Castafiore» concernant le thème central qu'est la communication.
Etrangement, cet album (21e sur 23 parus) sorti en 1963, n'est pas des plus connus du grand public. Mais ce manque d'intérêt est largement compensé par des études qui lui ont été consacrées (voir la bibliographie). Sa structure est relativement complexe et il se distingue nettement des autres aventures car justement il est le seul album dans lequel «il ne se passe rien». « Les Bijoux de la Castafiore » vient juste après la parution de « Tintin au Tibet » (1960). Après bien des aventures périlleuses vécues loin de son pays d'origine, après avoir affronté maintes difficultés et ennemis, Tintin revient enfin à Moulinsart. L'intrigue de ce nouvel épisode se passe exclusivement dans ce château où il n'y a ni méchant à combattre ni lutte à mener.
Un premier niveau de lecture de cette aventure qui se différencie des autres peut être situé dans le contexte de l'époque. Lorsque Hergé écrit cet album, les sociétés occidentales sont entrées dans l'ère médiatique. D'où la présence de tous les moyens de communication dans cet album: presse, téléphone, télégramme, radio et télévision. Entre les années 50 et 60 nous assistons à un essor considérable des postes de radio à transistors et des téléviseurs en noir et blanc. Hergé s'inspire manifestement de ce nouvel état des choses et fait de la mise en place d'une transmission télévisée à partir de Moulinsart un des thèmes majeurs de son récit. Mais, il faut se rappeler aussi que cette époque est marquée par la fin de la colonisation. La Belgique se retire du Congo, l'Angleterre a abandonné toutes ses colonies, la guerre d'Algérie prend fin également en 1962. C'est la fin d'une époque, une certaine fin de l'Histoire. Certes, la guerre froide est présente, mais les deux super puissances n'en finissent pas de se regarder en chien de faïence. Les tensions générées par la crise de Cuba et la construction du mur de Berlin ne sont en fin compte que des péripéties. Hergé sait pertinemment que lors de l'affaire de Cuba si le ton monte, c'est plus en raison du traitement médiatique que de la gravité du ton de J.F.Kennedy. Il s'agit bien d'une fin d'histoire ou en tout cas c'est ainsi que Hergé pose son regard sur cette première moitié du 20e siècle. D'une certaine façon on peut dire que parce qu'il n'y a plus de lutte entre deux systèmes socio-économique qu'il n'y a plus d'histoire. Tintin et le capitaine Haddock se retirent à Moulinsart pour y couler des jours heureux. Le repos est bien mérité après tant de péripéties. Comme on dit: les gens heureux tout comme les peuples heureux, n'ont pas d'histoire. Si les personnages n'ont plus d'aventure à vivre, c'est l'aventure qui les trouvera. L'histoire va leur tomber dessus. Cette nouvelle aventure sera celle de l'ère de la communication. Hergé annonce par l'intrigue qu'il construit la fin des grandes idéologies qui prétendent changer le monde et qui seront remplacées par l'ère technologique. L'entrée dans l'ère de l'opulence et du confort transformant le citoyen en consommateur et en téléspectateur désabusés et uniquement préoccupés par la réussite matérielle est mis en scène dans cet album par le biais d'une critique de ce langage nouveau.
La critique de la communication constitue le deuxième niveau de lecture à la fois le plus apparent et le plus central. Le réel est remis en question dans ce qui est en l'expression: la parole. Sa fonction médiatrice disparaît. Elle sépare et devient le lieu d'un échec. Le langage mis en échec défait l'homme et le réel. Entre le capitaine et les tsiganes la rencontre se transforme en procès d'intention. La Castafiore ne réussit jamais à prononcer correctement le nom du capitaine. Celui-ci demande au téléphone une marbrerie mais c'est la boucherie Sanzot qui répond. Des brouillages de la télévision jusqu'à la déformation des patronymes du capitaine Haddock c'est un monde d'incompréhension réciproque et de parasitages. Bref, c'est l'impossibilité de se communiquer. Ce monde nouveau qui se forme à partir des années 60 semble favoriser plus un dialogue de sourd qu'une réelle entente entre les individus. Il n'y a pas que les personnages qui en sont victimes. Tous les éléments du réel sont frappés de la même tare. L'intrigue elle-même dont le point de départ est le vol des bijoux se multiplie en fausses pistes. Les soupçons portent tour à tour sur les romanichels, sur de mystérieux individus qui s'introduisent dans le château, sur Wagner, l'assistant de la Castafiore. En réalité, il ne s'agit même pas d'un vrai vol puisque c'est une pie qui est en le coupable. Tout ce monde, à travers des ratés de la communication aboutit à un disfonctionnement complet. Ce n'est pas par hasard si trois oiseaux font partie de l'histoire. Ils sont autant d'allégories du langage. Le perroquet, prosopopée du langage, symbolise la parole répétitive. La parole en boucle qui ne débouche sur rien, mêmes images et mêmes commentaires qui émaillent notre quotidien. La pie incarne la parole sans objet. L'expression « jacasser comme une pie » ne signifie-t-elle pas parler pour ne rien dire? Quant au hibou, avec son hululement nocturne, à qui s'adresse-t-il? A personne. Sa parole contrairement aux deux autres qui se propage la nuit n'intéresse personne puisque tout le monde dort et n'entend rien. Le recours à cette allégorie de la part d'Hergé a un accent prophétique. Il est l'illustration anticipée d'un monde fait de logorrhées médiatiques. C'est le paradoxe de la société de communication. Elle est une société de l'incommunicable.
Michel Serres, le premier philosophe s'étant penché sur les aventures de Tintin établit un parallèle avec la Monadologie de Leibniz. D'après Leibniz les nomades sont des unités fermées sur elles-mêmes, sans porte ni fenêtres. Si chaque individu est coupé l'un de l'autre, qu'en est-il de leur communication? Selon le philosophe allemand la communication a lieu grâce à Dieu, c'est un peu comme chez Descartes qui faisait de Dieu le garant des vérités. L'échec de la communication dans cet album provient du fait que les individus sont des nomades sans Dieu, c'est-à-dire sans intermédiaire. Le coup de génie d'Hergé est de nous montrer qu'on a beau multiplier les médias, de moyens qu'ils sont sensés être ils se transforment en obstacles. L'intermédiaire entre moi et autrui, la communication moderne échoue dans son rôle, devient cacophonie. Qu'est-ce qu'un langage en miettes? Assurément, un langage sans sujet. Le « je » ne communique plus, mais parle. Il ne peut se dire ni entendre autrui parce qu'il est brouillé par les parasites d'un monde qui, sous prétexte de faciliter les rapports entre les humains les rendent inaptes à se comprendre. A ce paradoxe, celui de la parole qui rend présent l'absent, les protagonistes y font référence explicitement dans leur comportement. Les roses blanches qu'offrent Tournesol à la Castafiore a un double sens. Si la rose blanche signifie pureté, elle renvoie aussi au silence. Déclaration et silence se mêlent dans cette scène pour mieux faire ressortir la duplicité de toute parole. De même, les journalistes croient dur comme fer à un mariage entre le capitaine et la célèbre cantatrice. Or, il n'en est rien. Tout le monde croit croire, mais le réel se révèle autre. En prêtant au réel des intentions inexistantes, on crée un réseau de significations dénué de tout sens. N'est-ce pas la meilleure façon de fausser la communication?
La remise en cause de la communication est en même temps celle du réel. C'est ici qu'apparaît l'anti-hégélianisme de l'auteur. A l'inverse de ce qu'affirmait Hegel -Tout ce qui apparaît est réel et tout ce qui est réel apparaît- Hergé semble nous suggérer que tout ce qui est apparaît n'est pas et tout ce qui est n'apparaît pas. Par cette démarche proprement philosophique le sujet occidental sera interrogé tel qu'il est construit à travers de grands systèmes de pensée. Les exemples abondent dans cet album. Si le vol des bijoux semble être au centre de l'intrigue, celle-ci se transforme en un procès des temps postes modernes placés sous le signe de l'impossibilité de s'entendre. Les romanichels qui paraissent comme des voleurs ne le sont pas alors que leur départ précipité semble l'attester. Wagner, l'assistant pianiste de la Castafiore semble s'entraîner à perfectionner ses gammes alors qu'il est absent. Les journalistes sont sûrs d'être sur un scoop en croyant que la cantatrice et le capitaine vivent une idylle qui annonce leur mariage alors qu'il n'en est rien. Un « monstre » (un fantôme?) semble marcher au-dessus de la chambre de la Castafiore alors qu'il s'agit d'un hibou. Les deux journalistes qui pénètrent dans le château apparaissent comme des voleurs potentiels, mais ils ne volent rien, etc... Hergé déconstruit le réel en montrant que ce qui semble vrai ne l'est pas. A l'inverse tout ce qui est réel n'apparaît pas. La pie responsable du vol après une courte apparition disparaît. Les paparazzis qui volent l'image de la Castafiore se présentent comme faisant partie de l'équipe de télévision. La guêpe qui pique le nez du capitaine est dans la rose, bien réelle mais cachée, etc... Hergé s'amuse à mettre en place un procédé qui va renouveler la BD: il ne raconte pas qu'une histoire, il la déconstruit en même temps qu'il explore le réel. L'intrigue sert de prétexte à toute une réflexion sur les apparences. Tout le travail de brouillage des pistes pour trouver le bijou volé et le(s) coupable(s) est là pour nous montrer que du maximum de communication résulte un minimum de réel. Le jeu binaire des opposés que le monde expose en permanence (le vrai, le faux) qui renvoit à la problématique de la vérité est mise en demeure par la parole. Celle-ci devenant multiple et contagieuse envahit l'espace et le supprime. L'espace de la parole étant encombré le sujet ne trouve plus sa place. Cette invasion des médias indique l'impossibilité d'un dire qui requiert cet espace où la liberté est celle d'un sujet mais qui s'inverse en parole récupérée et exploitée aussitôt à des fins autres que celles que le sujet aimerait exprimer. La disparition des bijoux équivaut à celle de la parole et du sujet.
Un troisième niveau de lecture s'ouvre ainsi derrière cette quête qui concerne l'auteur lui-même. En faisant exploser les cadres traditionnels de la représentation, Hergé à travers cette histoire se met en scène. La quête du vrai (où est le bijou et qui l'a volé?) devient une quête d'identité. Il y a bien une dimension psychanalytique de l'oeuvre que nous allons essayer de mettre en lumière en nous basant sur le travail de Serge Tisseron et de Pierre Assouline. Si nous voulons saisir la véritable portée de cet album, une brève promenade s'impose dans l'enfance d'Hergé. De son vrai nom Georges Remi, notre auteur vit dans une famille d'employés assez banals. La communication y est réduite au strict minimum. Les échanges sont rares entre les parents et les enfants. Probablement, Hergé a souffert de ce manque de communication au point d'en être très frustré. Ce besoin profond jamais assouvi se traduit comme l'échec de toute communication dans cet album. Cette espèce de silence qui règne dans la famille Remi semble cacher un secret touchant les origines de la famille. Selon S.Tisseron ce secret fut entretenu pour cacher une liaison honteuse qu'aurait eue la grand-mère paternelle. Il est aisé en effet de constater dans l'arbre généalogique de Georges Remi un vide. La grand-mère paternelle, Marie Dewigne (1860-1901) femme de chambre d'une comtesse, a deux enfants de père inconnu, Léon et Alexis, ce dernier étant le père d'Hergé. C'est ce secret lourd à porter qui a probablement poussé Hergé à poser la question d'identité et le manifester dans « Les Bijoux ». Ainsi, hanté par les représentations concernant l'ancêtre inconnu cet album met en scène cette quête d'identité. Cet album repose en effet sur un mystère à percer. Les Bijoux de la Castafiore est une allégorie du trésor. Le trésor dérobé est en réalité un trésor à trouver. L'émeraude ou le diamant symbolise plutôt l'hymen de la Castafiore au sens où il est l'origine d'une descendance. La Castafiore est une femme castratrice et obsédée par le vol de ses bijoux. Le jeu de mot à peine caché entre cantatrice et castratrice d'un côté et entre le vol et viol de l'autre nous signale une autre intrigue souterraine qui traverse cette oeuvre. Ce n'est pas par hasard que la Castafiore ne peut nommer correctement le capitaine. Il y a là bien un problème d'identité si l'on sait que la Castafiore se trompe pas moins de 16 fois dans cet album. Ne pas reconnaître le nom de son interlocuteur chez qui elle est invitée, n'est-ce pas un déni d'identité? Cette incapacité de nommer correctement son interlocuteur signale bien un secret, c'est-à-dire, à ne pas pouvoir révéler ce dont il est juste de dire.
Le jeu de pistes qui au départ semblent être bonnes mais qui se révèlent fausses n'est pas sans rappeler l'objet que l'on fait apparaître et disparaître devant l'enfant. Ce jeu observé et analysé par Freud, renverrait au processus de structuration de l'enfant comme sujet conscient du monde qui l'entoure. Ce jeu représente aussi selon Freud la phase où l'enfant se sépare du mode de relation fusionnel avec ses parents. Hergé semble ainsi chercher à se débarrasser de cette obsession des origines en faisant disparaître les bijoux et en les retrouvant sans accuser personne, c'est-à-dire en admettant le fait accompli, le non-dit. D'ailleurs, la Castafiore finit par accepter la disparition de plus beau de ses bijoux. Hergé finit par accepter cette séparation, comme on accepte et on tente dépasser toute séparation. La Castafiore inconsolable de la perte d'un de ses plus beaux bijoux connaîtra néanmoins une triomphe sans précédent à la Scala de Milan avec en prime quinze rappels.
De fait, cet album sera pour Hergé à travers la construction/destruction du réel non seulement une aventure mais aussi une non-aventure, un ouvrage, comme le précise lui-même, résolutoire.
En parlant de cet album, Michel Serres emploiera une formule qui on ne peut mieux le définir: « Voici des dessins pour aveugles et pour les sourds des bruits». Intellectuellement, Les Bijoux de la Castafiore est l'album le plus abouti d'Hergé. Parmi tous les albums, son atypisme lui confère une place à part non seulement parce qu'il ne se passe rien, mais de ce rien advient un huis-clos somptueux où l'auteur règle ses comptes avec lui-même et nous invite peut-être à pleurer de rire de nos propres drames et du monde.
Voici les textes et les livres qui m'ont aidé et inspiré à préparer cet article suivis d'une bibliographie sélective►
-Philosophie Magazine (Hors Série) Tintin au pays des philosophes, 2010.
-La revue Etudes, Eudes Girard, Les Bijoux de la Castafiore ou les échecs de la communication. No: juillet-août, 2010.
Pour une connaissance plus approfondie►
-Michel Serres, « Les bijoux de la Castafiore », Révue Critique, no: 277, Juin 1970.
-Michel Serres, Hergé mon ami. Edition Moulinsart, 2000.
-Serge Tisseron,Tintin et les secrets d'Hergé, Presse de la cité,1993.
-Serge Tisseron, Tintin chez le psychanaliste, Aubire/Archimbaud, 1985.
-Numa Sadoul,Tintin et moi (entretiens avec Hergé) Falammarion, 2000.
-Pierre Assouline, Hergé, Plon 1996.
-Alain Bonfand et Jean-Luc Marion, Hergé (Tintin le terrible ou l'alphabet des richesses), Hachette,1996.
De fait, cet album sera pour Hergé à travers la construction/destruction du réel non seulement une aventure mais aussi une non-aventure, un ouvrage, comme le précise lui-même, résolutoire.
En parlant de cet album, Michel Serres emploiera une formule qui on ne peut mieux le définir: « Voici des dessins pour aveugles et pour les sourds des bruits». Intellectuellement, Les Bijoux de la Castafiore est l'album le plus abouti d'Hergé. Parmi tous les albums, son atypisme lui confère une place à part non seulement parce qu'il ne se passe rien, mais de ce rien advient un huis-clos somptueux où l'auteur règle ses comptes avec lui-même et nous invite peut-être à pleurer de rire de nos propres drames et du monde.
Voici les textes et les livres qui m'ont aidé et inspiré à préparer cet article suivis d'une bibliographie sélective►
-Philosophie Magazine (Hors Série) Tintin au pays des philosophes, 2010.
-La revue Etudes, Eudes Girard, Les Bijoux de la Castafiore ou les échecs de la communication. No: juillet-août, 2010.
Pour une connaissance plus approfondie►
-Michel Serres, « Les bijoux de la Castafiore », Révue Critique, no: 277, Juin 1970.
-Michel Serres, Hergé mon ami. Edition Moulinsart, 2000.
-Serge Tisseron,Tintin et les secrets d'Hergé, Presse de la cité,1993.
-Serge Tisseron, Tintin chez le psychanaliste, Aubire/Archimbaud, 1985.
-Numa Sadoul,Tintin et moi (entretiens avec Hergé) Falammarion, 2000.
-Pierre Assouline, Hergé, Plon 1996.
-Alain Bonfand et Jean-Luc Marion, Hergé (Tintin le terrible ou l'alphabet des richesses), Hachette,1996.
AUGUSTE UNAT