L'ECRIVAIN DOIT-IL S'ENGAGER?
L'artiste qui se consacrera à "l'art pour l'art" se réfugie dans sa solitude. Au contraire, l'écrivain engagé témoigne pour ses contemporains ou se bat à leurs côtés. Mais ne risque-t-il pas de perdre son idéal dans la bataille?
Un débat parfois violent oppose sur cette question, au lendemain de 1945, deux écrivains militants, "Jean-Paul Sartre "et "Albert Camus".
Jean-Paul Sartre exige que l'écrivain sacrifie sa liberté pour la cause qu'il estime juste et nécessaire. Albert Camus veut préserver sa liberté de conscience et donner un exemple de résistance intellectuelle, sous quelque régime que ce soit. Tous deux sont honorés du prix Nobel de littérature, Albert Camus en 1957 et Jean-Paul Sartre en 1964. Camus prononce à cette occasion le Discours de Suède. Mais Sartre, par principe, refuse cette distinction.
La pensée de "Jean-Paul Sartre" sur la fonction de l'écrivain►
(...) la fonction de l'écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s'en puisse dire innocent. Et comme il s'est une fois engagé dans l'univers du langage, il ne peut plus jamais feindre qu'il ne sache pas parler: si vous entrez dans l'univers des significations, il n'y a plus rien à faire pour en sortir; qu'on laisse les mots s'organiser en liberté, ils feront des phrases et chaque phrase contient le langage tout entier et renvoie à tout l'univers; le silence même se définit par rapport aux mots, comme la pause, en musique, reçoit son sens des groupes de notes qui l'entourent. Ce silence est un moment du langage; se taire ce n'est pas être muet, c'est refuser de parler, donc parler encore.
Si donc un écrivain a choisi de se taire sur un aspect quelconque du monde, ou selon une locution qui dit bien ce qu'elle veut dire: de le passer sous silence, on est en droit de lui poser une troisième question: pourquoi as-tu parlé de ceci plutôt que de cela et -puisque tu parles pour changer- pourquoi veux-tu changer ceci plutôt que cela?
(...) la liberté d'écrire implique la liberté du citoyen. On n'écrit pas pour des esclaves. L'art de la prose est solidaire du seul régime où la prose garde un sens: la démocratie. Quand l'une est menacée, l'autre l'est aussi. Et ce n'est pas assez que de les défendre par la plume. Un jour vient où la plume est contrainte de s'arrêter et il faut alors que l'écrivain prenne les armes. Ainsi de quelque façon que vous y soyez venu, quelles que soient les opinions que vous ayez professées, la littérature vous jette dans la bataille; écrire c'est une certaine façon de vouloir la liberté; si vous avez commencé, de gré ou de force vous êtes engagé.
Jean-Paul Sartre, qu'est-ce que la littérature?, Gallimard, 1948
La pensée d'"Albert Camus" sur la fonction de l'écrivain►
(...) l'écrivain ne peut plus espérer se tenir à l'écart pour poursuivre les réflexions et les images qui lui sont chères. Jusqu'à présent, et tant bien que mal, l'abstention a toujours été possible dans l'histoire. Celui qui n'approuvait pas, il pouvait souvent se taire, ou parler d'autre chose. Aujourd'hui, tout est changé, le silence même prend un sens redoutable. A partir du moment où l'abstention elle-même est considérée comme un choix, puni ou loué comme tel, l'artiste, qu'il veuille ou non, est embarqué. Embarqué me parait ici plus juste qu'engagé. Il ne s'agit pas en effet pour l'artiste d'un engagement volontaire, mais plutôt d'un service militaire obligatoire. (...)
Nous autres, écrivains du XXème siècle, ne serons plus jamais seuls. Nous devons savoir au contraire que nous ne pouvons nous évader de la misère commune, et que notre seule justification, s'il en est une, est de parler, dans la mesure de nos moyens, pour ceux qui ne peuvent le faire. Mais nous devons le faire pour tous ceux, en effet, qui souffrent en ce moment, quelles que soient les grandeurs, passées ou futures, des Etats et des partis qui les oppriment: il n'y a pas pour l'artiste de bourreaux privilégiés. C'est pourquoi la beauté, même aujourd'hui, surtout aujourd'hui, ne peut servir aucun parti; elle ne sert, à longue ou brève échéance, que la douleur ou la liberté des hommes.Le seul artiste engagé est celui qui, sans rien refuser du combat, refuse du moins de rejoindre les armées régulières, je veux dire le franc-tireur. La leçon qu'il trouve alors dans la beauté, si elle est honnêtement tirée, n'es pas une leçon d'égoïsme, mais de dure fraternité. Ainsi conçue, la beauté n'a jamais asservi aucun homme. Et depuis des millénaires, tous les jours, à toutes les secondes, elle a soulagé au contraire la servitude de millions d'hommes et parfois, libéré pour toujours quelques-uns.
Albert Camus, Discours de Suède (14 décembre 1957),
Gallimard, 1958