MEMOIRES
PROLOGUE
Monseigneur l'archevêque de Vienne, pour satisfaire à la requête qu'il vous a plu me faire de vous écrire, et mettre par mémoire ce que j'ai su et connu des faits du feu roi Louis onzième, à qui Dieu fasse pardon, notre maître et bienfaiteur, et prince digne de très excellente mémoire, je l'ai fait le plus près de la vérité que j'ai pu et su avoir la souvenance.Du temps de sa jeunesse ne saurais parler, sinon pour ce que je lui en ai ouï parler et dire: mais depuis le temps que je vins en son service, jusques à l'heure de son trépas, où j'étais présent, ai fait plus continuelle résidence avec lui, que nul autre de l'état à quoi je le servais, qui pour le moins ai toujours été des chambellans, ou occupé en ses grandes affaires. En lui et en tous autres princes, que j'ai connu ou servi, ai connu du bien et du mal: car ils sont hommes comme nous. À Dieu seul appartient la perfection. Mais, quand en un prince la vertu et bonnes conditions précèdent les vices, il est digne de grande louange: vu que tels personnages sont plus enclins en choses volontaires qu'autres hommes, tant pour la nourriture et légères réprimandes qu'ils ont eu en leur jeunesse, que pour ce que, arrivés à l'âge d'homme, la plupart des gens tâchent à leur complaire, et à leurs complexions et conditions.
Et pour ce que je ne voudrais point mentir, se pourrait faire qu'en quelque endroit de cet écrit se pourrait trouver quelque chose qui du tout ne serait pas à sa louange; mais j'ai espérance que ceux qui liront considéreront les raisons dessus dites. Et tant osai-je bien dire de lui, à sa louange, qu'il ne me semble pas que jamais j'aie connu nul prince, où il y eut moins de vices qu'en lui, à regarder le tout. Si ai-je eu autant connaissance des grands princes, et autant de communication avec eux, que nul homme qui ait été en France de mon temps, tant de ceux qui ont régné en ce royaume, que en Bretagne, et en ces parties de Flandres, Allemagne, Angleterre, Espagne, Portugal, et Italie, tant seigneurs spirituels que temporels, que de plusieurs autres dont je n'ai eu la vue, mais connaissance par communication de leurs ambassades, par lettres, et par leurs instructions par quoi on peut assez avoir d'information de leurs natures et conditions. Toutefois je ne prétends en rien, en le louant en cet endroit, diminuer l'honneur et bonne renommée des autres; mais vous envoie ce dont promptement m'est souvenu, espérant que vous le demandez pour le mettre en quelque oeuvre, que vous avez intention de faire en langue latine, dont vous êtes bien familier. Par laquelle oeuvre se pourra connaître la grandeur du prince dont vous parlerai, et aussi de votre entendement.
PORTRAIT MORAL DE LOUIS XI
Entre tous ceux que j'ai jamais connus, le plus avisé pour se tirer d'un mauvais pas en temps d'adversité, c'était le roi Louis XI, qui se donnait le plus de peine pour gagner un homme qui pouvait le servir ou qui pouvait lui nuire. Et il ne se dépitait pas d'être rebuté tout d'abord par un homme qu'il travaillait à gagner, mais il persévérait en lui promettant largement et en lui donnant en effet argent et dignités qu'il savait de nature à lui plaire; et ceux qu'il avait chassés et repoussés en temps de paix et de prospérité, il les rachetait fort cher quand il en avait besoin, et se servait d'eux sans leur tenir nulle rigueur du passé.
Il était par nature ami des gens de condition moyenne et ennemi de tous les grands qui pouvaient se passer de lui. Personne ne prêta jamais autant l'oreille aux gens, ne s'informa d'autant de choses que lui, et ne désira connaître autant de gens. Car il connaissait tous les hommes de poids et de valeur d'Angleterre, d'Espagne, du Portugal, d'Italie, des états du duc de Bourgogne, et de Bretagne, aussi à fond que ses sujets. Et cette conduite, ces façons dont il usait, comme je viens de le dire, lui permirent de sauver sa couronne, vu les ennemis qu'il s'était faits lui-même lors de son avènement au trône.
Mais ce qui le servit le mieux, ce fut sa grande largesse, car s'il se conduisait sagement dans l'adversité, en revanche, dès qu'il se croyait en sûreté, ou seulement en trêve, il se mettait à mécontenter les gens pas des procédés mesquins fort peu à son avantage, et il pouvait à grand'peine endurer la paix. Il parlait des gens avec légèreté, aussi bien en leur présence qu'en leur absence, sauf de ceux qu'il craignait, qui étaient nombreux, car il était assez craintif de sa nature. Et quand, pour avoir ainsi parlé, il avait subi quelque dommage ou en avait soupçon et voulait y porter remède, il usait de cette formule adressée au personnage lui-même: «Je sais bien que ma langue m'a causé grand tort, mais elle m'a aussi procuré quelquefois bien du plaisir. Toutefois il est juste que je fasse réparation.» Jamais il n'usait de ces paroles intimes sans accorder quelque faveur au personnage à qui il s'adressait, et ses faveurs n'étaient jamais minces.
C'est d'ailleurs une grande grâce accordée par Dieu à un prince que l'expérience du bien et du mal, particulièrement quand le bien l'emporte, comme chez le roi notre maître nommé ci-dessus. Mais à mon avis, les difficultés qu'il connut en sa jeunesse, quand, fuyant son père, il chercha refuge auprès du duc Philippe de Bourgogne, où il demeura six ans, lui furent très profitables, car il fut contraint de plaire à ceux dont il avait besoin: voilà ce que lui apprit l'adversité, et ce n'est pas mince avantage. Une fois souverain et roi couronné, il ne pensa d'abord qu'à la vengeance, mais il lui en vint sans tarder les désagréments et, du même coup, du repentir; et il répara cette folie et cette erreur en regagnant ceux envers qui il avait des torts.
PHILIPPE COMMINES
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