LETTRE D'AMOUR
Ariane ne croit plus à l'amour: son mari, Adrien, distant, et sa belle-famille créent en effet, une atmosphère irrespirable autour d'elle. Mais, un jour, Adrien lui présente un ami nommé Solal. Un amour fou commence alors... Et lorsque Solal doit s'absenter pour raisons professionnelles (il travaille à la Société des Nations), elle attend ses lettres avec grande fébribilité...
Trois fois dans la journée, bien avant l'arrivée du courrier, elle était sur la route à attendre. Lorsqu'il n'y avait pas de lettre de l'absent elle faisait au facteur un sourire aimable, la mort dans l'âme. Lorsqu'il y avait une lettre, elle l'ouvrait tout de suite, la balayait du regard. Une lecture superficielle, du bout des yeux. Elle s'empêchait d'en prendre vraiment connaissance, ne voulait pas s'en pénétrer. Il s'agissait seulement de s'assurer qu'il n'y avait pas de catastrophe, qu'il n'était pas malade, que son retour à Genève n'était pas retardé. La lecture pour de vrai viendrait plus tard, à la maison. Rassurée, elle courait vers la villa et la vraie lecture courait (...) et s'empêchait de crier son bonheur. Ma chérie, murmurait-elle à la lettre ou à elle-même.
Dans sa chambre, l'habituel cérémonial. Porte fermée à clé, volets fermés, rideaux tirés, boules de cire pour supprimer les bruits du dehors, tous les bruits de non-amour. La lampe de chevet allumée, elle s'étendait sur le lit, arrangeait l'oreiller. Non, ne pas lire encore, faire durer le plaisir. Voir un peu l'enveloppe d'abord. Belle enveloppe, solide, sans l'affreux doublage intérieur. Très bien. Et il avait collé le timbre soigneusement, pas sans dessus dessous, tout droit juste au bon endroit avec amour, voilà. Oui, parfaitement, c'était une preuve d'amour. Elle regardait la lettre de loin, sans la lire. Ainsi lorsqu'elle était une petite fille, elle considérait le biscuit Petit-Beurre avant de le manger. Non, ne pas lire, attendre encore. Elle est à ma diposition mais il faut que je meure d'envie de la lire. Regardons un peu l'adresse. Il a pensé à moi en écrivant mon nom et parce qu'il a dû mettre madame qui fait honorable, decent il a peut-être pensé par contraste à moi nue, si belle, qu'il a vue de tous les côtés. Maintenant, regardons un peu le papier, mais du côté pas écrit. Papier très beau, japon peut-être. Non, le papier ne sent rien. Il sent la netteté, la propreté absolue, un papier viril, voilà.
Soudain, elle n'en pouvait plus. C'était alors une lecture minutieuse et lente, une étude de la lettre, avec des arrêts pour méditer, pour se représenter, les yeux fermés, et sur les lèvres un sourire un peu idiot, un peu divin. Afin de mettre en valeur des mots plus tendres ou plus ardents, elle recouvrait parfois la feuille des ses deux mains, de manière que seule la phrase merveilleuse restât visible. Elle s'hypnotisait sur cette phrase. Pour mieux la sentir elle la déclamait, ou encore, prenant une glace à la main, se la confiait à mi-voix et s'il lui écrivait qu'il était triste sans elle, elle était contente, elle riait. Il est triste, il est triste, chic! s'écriait-elle et elle relisait la lettre, la relisait tant de fois qu'elle ne la comprenait plus et que les mots perdaient leur sens.
Un soir, elle trouva qu'avec les doigts ça n'allait pas bien pour cacher. Elle sauta hors du lit, prit une feuille blanche, découpa un petit réctangle avec des ciseaux, recommença la lecture. Oui, c'était un meilleur système. Par la petite fenêtre on ne voyait que trois ou quatre mots à la fois et c'était encore plus chic, les mots vivaient davantage. Lorsqu'elle arrivait à "la plus belle des femmes", elle fit un bond hors du lit courut à la psychée voir cette belle femme. Oui, c'était juste, mais cette beauté ne servait à rien puisqu'il n'était pas là. Devant la glace, elle fit des grimaces enlaidissantes pour se consoler de l'absence de l'aimé. Eh là, assez de grimaces, ça pouvait abimer la peau, ou même détériorer les muscles d'en dessous. Pour réparer le dégât possible, elle fit un sourire angélique.
Albert Cohen, Belle du Seigneur, (Gallimard)
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