UN EXTRAIT DE
« LE CHEVALIER AU BARISEL»
Sire, ajoute-t-il, je vais vous le dire. Je suis celui que vous avez confessé, il y a un an aujourd’hui, et à qui vous avez confié, en pénitence, votre baril qui m’a mis dans cette misère extrême que vous voyez. Alors il lui raconte toute l’histoire de sa pérégrination, lui cite les pays, et les contrées, et les terres qu’il a traversées, et la mer, et les rivières, et les eaux grandes et vastes. Messire, dit-il, j’ai tout essayé, j’ai plongé partout le baril, mais jamais il n’y entra une goutte d’eau, et pourtant j’y ai mis toute ma vie: je sais bien que je mourrai bientôt et que je ne pourrai pas vivre davantage”. Le saint homme l’entend et en éprouve un grand chagrin; il se met à lui dire avec une très grande douleur:
Misérable, misérable, dit l’ermite, tu es pire qu’un sodomite, un chien, un loup ou une autre bête. Je pense, par mes yeux, que si un chien lui avait fait traverser tant d’eaux, tant de gués, il l’aurait rempli, et toi tu n’as pas une seule goutte! Je vois bien que Dieu te hait. Ta pénitence est sans valeur: tu l’as faite sans repentir ni saint amour ni sainte piété.
Alors il pleure, crie, se tord les poings et son cœur en est si profondément pénétré de regret qu’il s’écrie à haute voix:
Dieu, toi qui sais tout, peux tout et vois tout, regarde cette créature qui s’en va ainsi à sa ruine, car elle a tout perdu, corps et âme, et gaspillé son temps! Sainte Marie, bonne mère, priez donc Dieu, votre souverain père, qu’Il daigne tourner vers lui son regard miséricordieux. Si j’ai jamais fait une action bonne et capable de vous plaire, mon Dieu, je vous prie à présent de lui accorder votre pardon, car c’est par ma faute qu’il est dans une telle misère. Dieu ! au nom de votre pitié, ne tolérez pas que sa pauvreté soit sans fruit, mais faites qu’elle devienne source de pénitence. Dieu! s’il meurt ici par ma faute, il me faudra rendre des comptes, et ma douleur en sera très vive. Dieu! si tu choisis l’un de nous deux, ne te soucie pas de ce qu’il adviendra de moi, et prends cette créature.
Alors il pleure avec beaucoup de compassion. Le chevalier le regarde très longuement sans dire un mot, puis il ajoute à voix basse et personne ne l’entend:
Voilà qui est étonnant et qui remplit mon cœur de surprise: cet homme ne m’appartient pas, il ne dépend pas du tout de moi, en dehors de Dieu, le souverain Roi, et pourtant il se mortifie ainsi à cause de moi. C’est pour mes fautes qu’il pleure et qu’il soupire. Je suis le pécheur le plus mauvais et le plus vil qui soit, car cet homme aime tant mon âme qu’il se mortifie pour réparer mes fautes, et moi, dont le cœur est si souillé, je n’ai pas assez d’amour en moi pour le prendre seulement en pitié, et cet homme en est très désolé! Ah! mon Dieu, je vous en prie, par votre puissance, par votre pitié, donnez-moi tant de repentir que ce saint homme si désolé soit réconforté. Dieu! ne supportez pas que cette peine soit sans profit et sans utilité pour mon âme. Toutefois, c’est à cause de mes fautes que le barillet m’a été confié, c’est à cause de mes fautes que je l’ai pris: mon Dieu, si j’ai mal agi envers vous, mon Dieu, je m’en accuse auprès de vous. Vrai Roi, je vous demande grâce. Que votre volonté soit faite, et me voici tout prêt. Et Dieu est déjà à l’œuvre, Lui qui débarrasse et délivre le cœur du chevalier de l’orgueil et de toute dureté, et l’emplit tout entier d’humilité, d’amour, de repentir, de crainte et d’espérance. Voilà que son cœur commence à se troubler et que ses yeux fondent en larmes, alors il rejette entièrement le monde, et des larmes montent de son cœur qui ne tarit pas, toutes brûlantes de repentir,, et il pousse des soupirs si profonds qu’il semble que sa vie s’échappe à chaque fois. Son repentir est si grand que son cœur se serait fendu en deux, s’il ne s’était répandu en larmes. Mais c’est alors le miracle: les pleurs coulent à flots. Une si grande douleur l’atteint au cœur qu’il ne peut plus dire un mot, mais il s’engage auprès de Dieu, très secrètement dans son cœur, à ne plus jamais faire le mal et à ne plus commettre aucun péché envers Dieu. Et Dieu voit bien qu’il a du repentir. Le barillet qui lui a causé de si grands tourments pend à son cou, mais ce baril est encore vide, et il aspire de tout son être à le voir s’emplir. Et Dieu qui voit son désir sincère de faire effort pour s’amender, car le chevalier n’est pas hypocrite, fait alors preuve d’une grande générosité et d’une noble munificence. Si j’emploie ces mots, ce n’est pas que Dieu ait parfois fait une action vilaine; mais écoutez donc ce qu’Il fit pour réconforter son ami : de son cœur, Il fait monter avec force l’eau dans ses yeux, et voici que perle une grosse larme que Dieu fait venir de la vraie source jaillissante; comme un trait lancé d’une arbalète, elle vole tout droit dans le baril. Et l’écrit 35 nous raconte que le baril fut empli et rempli de cette larme au point que l’excédent s’écoula et se répandit de tous côtés. Cette larme est si brûlante de repentir et si bouillante qu’une écume apparaît à la surface; et l’ermite s’élance vers lui; devant lui, il s’est étendu et lui a baisé ses pieds nus. Frère, dit-il, mon ami, que le Saint-Esprit descende en toi! Frère, Dieu t’a regardé avec bienveillance, Dieu t’a protégé du puits d’enfer. Ainsi la souillure de ton péché est désormais effacée: Dieu t’a pardonné tes fautes. Sois donc heureux et réjouis-toi: ta pénitence est faite.
Alors le chevalier éprouve une telle joie que jamais, je crois, je ne pourrais voir homme au monde manifester une telle joie, et pour tout dire, il pleure sans cesse.
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