ULYSSE ET LES SIRENES
L'Odyssée raconte le retour dans son royaume du plus rusé des chefs grecs, Ulysse, après la prise de Troie. Le roi d'Ithaque (une des iles Ioniens), époux de Pénélope et père de Télémaque, est en butte à la colère de Neptune (Poséidon), dont il a aveuglé un des fils, le Cyclope Polyphème. Aussi doit-il errer dix ans sur les flots avant de pouvoir rejoindre les siens. Pourtant, protégé par Athéné, il trouvera des compensations à ses épreuves, comme la touchante et magnifique hospitalité que lui donne le roi des Phéaciens Alkinoos, sa femme Arété et leur fille Nausicaa, après son naufrage sur leur ile (Corcyre, aujourd'hui Corfou), voisine de celle d'Ithaque, où il sera ensuite ramené par leurs soins. Pour fêter l'étranger, Alkinoos a réuni les chefs phéaciens et fait célébrer des jeux sportifs suivis d'un festin: Ulysse, alors, a révélé son nom et raconté ses extraordinaires aventures chez les Lotophages où il pouvait perdre la mémoire, chez les Cyclopes, où tous les Grecs auraient péri sans l'astuce de leur chef, Chez Calypso, enfin, aux extrémités "occidentales de la Méditerrannée". C'est en regagnant la Grèce qu'après avoir échappé aux sortilèges de Circé et être descendu aux Enfers il rencontre les Sirènes.
Je reviens au vaisseau et je presse mes gens de remonter à bord et de larguer l'amarre. On s'embarque à la hâte; on va s'asseoir aux bancs; pour pousser le navire à la proue azurée, la déesse bouclée, la terrible Circé, douée de voix humaine, nous envoie un vaillant compagnon dans la brise qui vient gonfler nos voiles et quand ayant à bord rangé tous les agrès, on n'a plus qu'à laisser mener le vent et le pilote, je fais part à mes gens des soucis de mon coeur:
ULYSSE. -Amis, je ne veux pas qu'un ou deux seulement connaissent les arrêts que m'a transmis Circé, cette toute divine. Non!... Je veux tout vous dire, pour que, bien avertis, nous allions à la mort ou tâchions d'éviter la Parque et le trépas. Donc, son premier conseil est de fuir les Sirènes, leur voix ensorcelante et leur prairie en fleurs; seul, je puis les entendre; mais il faut que, chargé de robustes liens, je demeure immobile, debout sur l'emplanture, serré contre le mât, et si je vous priais, si je vous commandais de desserrer les noeuds, donnez un tour de plus!
Je dis et j'achevai de prévenir mes gens jusqu'à l'heure où, bientôt, le bon vent qui poussait le solide navire mit près des Sirènes. Soudain, la brise tombe; un calme sans haleine s'établit sur les flots qu'un dieu vient endormir. Mes gens se sont levés; dans le creux du navire, ils amènent la voile et, s'asseyant aux rames, ils font blanchir le flot sous la pale en sapin.
Alors, de mon poignard en bronze, je divise un grand gâteau de cire; à pleines mains, j'écrase et pétris les morceaux. La cire est bientôt molle entre mes doigts puissants.
De blanc en blanc, je vais leur boucher les oreilles; dans les navires alors, me liant bras et jambes, ils me fixent au mât, debout sur l'emplanture et chacun en sa place, la rame bat le flot qui blanchit sous les coups.
Nous passons en vitesse. Mais les Sirènes voient ce rapide navire qui bondit tout près d'elles. Soudain, leurs fraiches voix entonnent un cantique:
LE CHOEUR. -Viens ici! viens à nous! Ulysse tant vanté! l'honneur de l'Achaïe!... Arrête ton croiseur: viens écouter nos voix! Jamais un noir vaisseau n'a doublé notre cap sans ouïr les doux airs qui sortent de nos lèvres; puis on s'en va content et plus riche en savoir, car nous savons les maux, tous les maux que les dieux, dans les champs de Troade, ont infligés aux gens et d'Argos et de Troie, et nous savons aussi tout ce que voit passer la terre nourricière.
Elles chantaient ainsi et leurs voix admirables me remplissent le coeur du désir d'écouter. Je fronçais les sourcils pour donner à mes gens l'ordre de me défaire. Mais tandis que, courbés sur la rame, ils tiraient, Euryloque venait, aidé de Périmède, resserrer mes liens et mettre un tour de plus. Nous passons et bientôt, l'on n'entend plus les cris ni les chants des Sirènes. Mes braves gens alors se hâtent d'enlever la cire que j'avais pétrie dans leurs oreilles, puis de me détacher.
Homère, L'Odyssée, XII, 144-200.
Traduction de Victor Bérard. Les Belles Lettres
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