LETTRES
DANS L'HISTOIRE & LA LITTERATURE FRANÇAISE
LETTRE A MONSIEUR DE COULANGES
(Louis 14 refuse d'autoriser le mariage entre la Grande Mademoiselle, sa cousine germaine, et Lauzun)
A Paris, vendredi 19 décembre 1670
Ce qui s'appelle tomber du haut des nues c'est ce qui arriva hier au soir aux Tuilleries; mais il faut reprendre les choses de plus loin. Vous en êtes à la joie, aux transports, aux ravissements de la princesse et de son bienheureux amant. Ce fut donc lundi que la chose fut déclarée, comme vous avez su. Le mardi se passe à parler, à s'étonner, à complimenter. Le mercredi Mademoiselle fit une donation à M. de Lauzun, avec dessein de lui donner des titres, les noms et les ornements nécessaires pour être nommés dans le contrat de mariage, qui fut fait le même jour. Elle lui donna donc, en attendant mieux, quatre duchés: le premier, c'est le comté d'Eu, qui est la première prairie de France et qui donne le premier rang; le duché de Montpensier, dont il porta hier le nom toute la journée; le duché de Saint-Fargeau, le duché de Châtellerault, tout cela estimé vingt-deux millions. Le contrat fut fait esnsuite, où il prit le nom de Montpensier. Le jeudi matin, qui était hier, Mademoiselle espéra que le Roi signerait, comme il l'avait dit; mais sur les sept heures du soir, Sa Majesté étant persuadée, par la Reine, Monsieur et plusieurs barbons, que cette affaire faisait tort à sa réputation, il se résolut de la rompre, et après avoir fait venir Mademoiselle et M. de Lauzun reçut cet ordre avec tout le respect, toute la soumission, toute la fermeté, et tout le désespoir que méritait une si grande chute. Pour Mademoiselle, suivant son humeur, elle éclata en pleurs, en cris, en douleurs violentes, en plaintes excessives, et tout le jour elle a gardé son lit, sans rien avaler que des bouillons. Voilà un beau songe, voilà un beau sujet de raisonner et de parler éternellement. C'est ce que nous faisons jour et nuit, soir et matin, sans fin, sans cesse; nous espérons que vous en ferez autant. Et sur cela je vous baise très humblement les mains. E fra tanto vi bacio le mani.
Marquise de Sévigné (1626-1696), Lettres
Du Vicomte de Valmont à Madame Tourvel
Ah ! par pitié, Madame, daignez calmer le trouble de mon âme ; daignez m’apprendre ce que je dois espérer ou craindre. Placé entre l’excès du bonheur & celui de l’infortune, l’incertitude est un tourment cruel. Pourquoi vous ai-je parlé ? que n’ai-je su résister au charme impérieux qui vous livrait mes pensées ! Content de vous adorer en silence, je jouissais au moins de mon amour ; & ce sentiment pur, que ne troublait point alors l’image de votre douleur, suffisait à ma félicité : mais cette source de bonheur en est devenue une de désespoir, depuis que j’ai vu couler vos larmes ; depuis que j’ai entendu ce cruel Ah ! malheureuse ! Madame, ces deux mots retentiront longtemps dans mon cœur. Par quelle fatalité, le plus doux des sentiments ne peut-il vous inspirer que l’effroi ? quelle est donc cette crainte ? Ah ! ce n’est pas celle de le partager : votre cœur, que j’ai mal connu, n’est pas fait pour l’amour ; le mien, que vous calomniez sans cesse, est le seul qui soit sensible ; le vôtre est même sans pitié. S’il n’était pas ainsi, vous n’auriez pas refusé un mot de consolation au malheureux qui vous racontait ses souffrances ; vous ne vous seriez pas soustraite à ses regards, quand il n’a d’autre plaisir que celui de vous voir ; vous ne vous seriez pas fait un jeu cruel de son inquiétude, en lui faisant annoncer que vous étiez malade, sans lui permettre d’aller s’informer de votre état ; vous auriez senti que cette même nuit, qui n’était pour vous que douze heures de repos, allait être pour lui un siècle de douleurs.
Par où, dites-moi, ai-je mérité cette rigueur désolante ? Je ne crains pas de vous prendre pour juge : qu’ai-je donc fait que céder à un sentiment involontaire, inspiré par la beauté & justifié par la vertu ; toujours contenu par le respect, & dont l’innocent aveu fut l’effet de la confiance & non de l’espoir : la trahirez-vous, cette confiance que vous-même avez semblé me permettre, & à laquelle je me suis livré sans réserve ? Non, je ne puis le croire ; ce serait vous supposer un tort, & mon cœur se révolte à la seule idée de vous en trouver un : je désavoue mes reproches ; j’ai pu les écrire, mais non pas les penser. Ah ! laissez-moi vous croire parfaite ; c’est le seul plaisir qui me reste. Prouvez-moi que vous l’êtes en m’accordant vos soins généreux. Quel malheureux avez-vous secouru, qui en eût autant de besoin que moi ? ne m’abandonnez pas dans le délire où vous m’avez plongé : prêtez-moi votre raison, puisque vous avez ravi la mienne ; après m’avoir corrigé, éclairez-moi pour finir votre ouvrage.
Je ne veux pas vous tromper, vous ne parviendrez point à vaincre mon amour ; mais vous m’apprendrez à le régler ; en guidant mes démarches, en dictant mes discours, vous me sauverez au moins du malheur affreux de vous déplaire. Dissipez surtout cette crainte désespérante ; dites-moi que vous me pardonnez, que vous me plaignez ; assurez-moi de votre indulgence. Vous n’aurez jamais toute celle que je vous désirerais ; mais je réclame celle dont j’ai besoin : me la refuserez-vous?
Adieu, Madame ; recevez avec bonté l’hommage de mes sentiments ; il ne nuit point à celui de mon respect.
De …, ce 20 août 17…
Pierre Choderlos de LACLOS, Les Liaisons Dangereuses, lettre XXIV (1782)
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