LE CHEVALIER A LA CHARETTE
UN CHEVALIER SE BAT POUR SA DAME
Quand Lancelot s'ouït nommer,
Ne mit guère à se retourner:
Il se retourne et voit là-haut
L'être qui lui est le plus beau
(Et qu'il désire le plus voir)
A la loge de la tour seoir
Dès l'instant où il l'aperçut,
Ne se tourna si ne se mut:
Sur elle il a les yeux fixés.
Mais par derrière il est frappé:
Méléagant le harcelait
Le plus ardemment qu'il pouvait:
Car il est tout heureux et pense
Que Lancelot est sens défense;
Les gens du pays sont fort liés,
Et les autres désespérés:
Ils ne peuvent plus se tenir,
Mais beaucoup pensent défaillir
Et tombent à terre éperdus,
Ou à genoux ou étendus;
Ainsi grand'joie et deuil y a.
Alors derechef s'écria
La pucelle, de la fenêtre:
"Lancelot comment peut-il être
Que te tiennes si follement?
Tu combattais si vaillament!
Tu maintenais prouesse en toi.
Je ne pense point ni ne crois
Que Dieu fit jamais chevalier
Qui pût autant que toi briller
Et eût ta valeur et ton prix.
Nous te voyons si entrepris!
Retourne-toi, emmène-le
En tel endroit que sous tes yeux
Soit celle qui te donne le coeur".
Lancelot sent honte et rancoeur
De telle sorte qu'il s'en hait.
Car longtemps il a, il le sait
Le pire de la bataille eu,
Et tout le monde l'a bien vu.
Se ressaisit, fait demi-tour
Et met entre lui et la tour
Méléagant à toute force.
Mais Méléagant moult s'efforce
Que de l'autre part se retourt
Et Lancelot contre lui court
Le heurte de si grand'vertu,
Et si fort pousse son écu,
Quand il cherche à se retourner,
Qu'il le fait même chanceler
Deux fois et plus, péniblement;
Lui croisent force et hardement,
Car Amour lui prêtre s'aïe:
Il n'est chose qu'il n'ait haïe
Plus profondément que celui
Qui se combat encontre lui.
L'amour et la haine mortelle,
Si grande qu'il n'en connut telle,
Le font si fier et courageux
Que le duel n'est plus un jeu
Pour Méléagant, qui a peur.
Jamais si puissant escrimeur
N'a rencontré ni ne connut
Ni tant ne le greva ni nut
Aucun autre comme il le fait.
Volontiers loin de lui se trait
Il se dérobe et se récuse
Car il craint ses coups et refuse.
Non que Lancelot le menace,
Mais ferant, vers la tour le chasse
Où la reine était appuyée.
Souvent l'a servie et louée
Si près de la tour la menait
Que plus avancer ne devait
Car plus près ne la verrait pas
S'il avançait encor d'un pas.
Ainsi Lancelot très souvent
Le menait arrière et avant,
Partout où il le désirait,
Et quelquefois il s'arrêtait
Juste sous les yeux de sa dame
Qui lui a inspiré sa flamme
Lorsqu'il allait la regardant,
Et cette flamme si ardent
Vers Méléagant le rendait
Que partout où il lui plaisait
Le pouvait mener et chasser!
CHRETIEN DE TROYES (Lancelot ou le chevalier à la charette; vers 3669 et suivants)
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