PASCAL, "PENSEES SUR LA POLITIQUE"
Scientifique et philosophe de génie, écrivain et polémiste redoutable, Pascal est un de ces géants qu'ait produit l'histoire. Nous le connaissons surtout par son livre « Les Pensées », bréviaire des pessimistes comme Cioran, ou livre de chevet de Nietzsche. Déroutant d'un bout à l'autre, écrit en vue de l'apologie de la religion chrétienne, ce livre passe pour une mine de réflexions profondes en tout genre concernant la condition des hommes. Chacun connaît les fragments sur les deux infinis, le pari ou encore le divertissement. Ce qu'on connaît moins, c'est que Pascal y développe aussi une pensée politique. Certes, il n'y a pas à proprement parler une philosophie politique chez Pascal au sens où les thèmes de pouvoir, de justice ou de force ne sont pas thématisés. Dispersées et souvent elliptiques, les Pensées de Pascal n'enferme pas moins un ensemble de considérations politiques dont la cohérence nous échappe. Je voudrais dans ces lignes modestes en dire quelques mots sur cet aspect peu connu des « Pensées ».
Il serait d'ailleurs surprenant que Pascal n'eut pas à réfléchir sur la politique, lui qui s'engagea avec détermination dans un conflit qui marquera l'histoire de France et de l'Eglise: la querelle des « Provinciales ». Pascal n'est pas dupe. Ne croyant en rien, hormis en Dieu (d'Abraham, d'Isaac et de Jacob), il jette une lumière crue sur la condition humaine. Les lois, la justice, la tradition, le progrès sont inventions d'hommes, néanmoins nécessaires et inévitables, mais dépourvues de toute justification. Ils ne sont certes pas dépourvues de raison, car sans cause pas d'effet, mais ces causes ne sont pas ultimes, c'est-à-dire divines mais simplement désespérément humaines. Il n'y a que des faits, et les faits tout têtus qu'ils sont ne valent rien parce qu'ils ne peuvent rien fonder. « Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie » (206) (1). L'univers ne nous parle pas, le monde ne nous dit rien. Exit Galilée car il se trompe. L'espace galiléen n'a rien à dire; le monde n'est pas un livre ouvert dont les mathématiques seraient la langue.
La physique cartésienne est aussi incapable de nous proposer un sens. Quel homme, fût-ce le plus idiot, pourrait espérer son salut d'un morceau de cire? Par quoi Descartes est « inutile et incertain » (78). Que dire du progrès? Fait-il sens? Peut-être, mais ce sens progresse-t-il? Et vers quoi? (voir la « Préface sur le Traité du vide »). L'histoire avec son cortège d'absurdités ne nous éclaire pas davantage. Bref, le monde des faits est désespérément réel. Ni le monde, ni l'histoire, ni la raison ne sont Dieu. Qui adore ces vérités est un idolâtre ? Elles existent et sont vraies, mais elles ont leur limites. Pascal n'a jamais renié la connaissance rationnelle, mais il n'a cesse d'en souligner la relativité. Le vrai renferme son incertitude propre et ne peut se prononcer sur le bien. La raison, « elle a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses » (82). Vivre selon la société nous pousse à mentir, à l'égoïsme et au divertissement (101, 455, 100 dernier paragraphe, 141 et 140). Quant à l'histoire, elle n'est qu'impermanence et vanité (hormis la pérennité de l'Eglise). Les états ne durent pas plus de mille ans - (614). En plus tout y est soumis à l'insignifiance. Rappelons-nous du nez de Cléopâtre et du grain de sable dans la vessie de Cromwell (162 et 176). Pascal récuse tout optimisme naturaliste, historique et rationaliste. Croire en l'homme, c'est se leurrer gravement, car s'il y a une espérance, elle est à placer en Dieu et non en l'homme. La nature humaine étant corrompue à cause du péché originel, en matière des affaires humaines il n'y a rien qui puisse être digne de nos aspirations. Pascal s'emploie dans ses Pensées à montrer sans relâche qu'il n'y a ni justice naturelle, ni pouvoir véritablement légitime ». Il y a sans doute des lois naturelles; mais cette belle raison corrompue a tout corrompu » (294). L'homme animal dénaturé, plus exactement déchu de sa véritable nature, produit des effets, et l'ensemble de ceux-ci forme le « fait », le fait de la force et des rapports de force, c'est-à-dire la lutte pour le pouvoir et sa conservation ». Les enfants étonnés voient leur camarade respecté » (321) Pourquoi respecter celui-là, plutôt qu'un autre se demandent-ils? N'est-il pas comme nous, ou même moins fort que nous physiquement? Mais il est fils de roi ou fils de duc. En lui il n'y a aucune valeur intrinsèque. Objectivement, il ne vaut rien, mais c'est un fait. Et ce fait est une force ». Cela est admirable, écrit Pascal, on ne veut pas j'honore un homme vêtu de brocatelle et suivi de sept ou huit laquais! Eh quoi! Il me fera donner les étrivières, si je ne le salue. Cet habit est une force » (315)
Tout ce qui s'expose sous nos yeux comporte une duplicité foncière. La richesse même indue et imméritée n'en reste pas moins une richesse ». Le respect est: incommodez-vous. Cela est vaine en apparence, mais très juste; car c'est dire: je m'incommoderai bien si vous en aviez besoin, puisque je le fais bien sans que cela vous serve... » (317).Tout cela est vain et cependant nécessaire, car la force y est. L'effet par lui-même est ridicule, mais il est force. Autrement dit, tout est simulacre et en politique les simulacres ne valent que parce qu'elles renvoient à un pouvoir. Pourquoi suit-on la pluralité? Est-ce à cause qu'ils ont plus de raison? Non, mais plus de force » (301)
Il n'y a donc que la force et c'est la politique même. Avoir raison ne signifie rien en la matière. Sur ce plan, ce n'est pas la raison qui dicte sa loi, mais la force. Que vaut en effet la démocratie sans la force des démocrates? Pour avoir la paix il faut la victoire et il n'est de victoire que de la force (298).
Mais cette force, que sert-elle? Pascal répond: la concupiscence ». Qu'est-ce, à votre avis, d'être grand seigneur? C'est être maître de plusieurs objets de la concupiscence des hommes, et ainsi pouvoir satisfaire aux besoins et aux désirs de plusieurs » (Troisième discours sur la condition des Grands). La force et la concupiscence sont les sources de toutes nos actions (334) Ici, Pascal est très proche de Spinoza. Il n'y a donc que le désir de pouvoir et la force du désir est de vouloir croître et dominer. Les faits politiques ne sont que forces et rapports de forces.
La justice n'y échappe pas non plus, car elle est un fait elle aussi. Elle s'établit à partir de la force. Que serait, en effet le droit sans la force de l'Etat (et inversement)? « La justice est ce qui est établi; et ainsi toutes nos lois établies seront nécessairement tenues pour juste sans être examinées, puisqu'elles sont établies » (312). Cette acceptation bien que nécessaire dénote cependant la faille qui les habite. Nous ne connaissons pas le vrai bien (nous l'avons perdu), mais « nous connaissons le mal et le faux (...) et nous n'avons le vrai et le bien qu'en partie » (385). Ce qui nous permet évidemment de critiquer telle ou telle loi et la trouver injuste. Si par cette épistémologie négative Pascal annonce Popper, en revanche sa morale négative est anti-rousseauiste. Une phrase comme « l'épée donne un véritable droit » (878) est vigoureusement contestée par Rousseau au livre 1 de son Contrat Social. « La force ne produit aucun droit ». C'est que Pascal en politique ne cherche pas à fonder un ordre nouveau. Ne nourrissant aucune illusion quant à l'homme, il ne tient compte que des faits. Ce qui doit être relève d'un autre ordre qui n'appartient pas à l'histoire. Pascal explique plus qu'il ne fonde, car il ne peut y avoir de politique parfaite. La politique est une justification de fait et non de droit parce qu'elle n'est pas en mesure de se justifier pleinement pour la simple raison que nous ne sommes pas en « régime de grâce ».
La fêlure causée par le péché a disjoint l'économie de la création provoquant par là-même une disjonction des divers ordres entre eux. Ainsi, « De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée: cela est impossible, et d'un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n'en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible, d'un autre ordre, surnaturel » (793).
Chez Pascal, les trois ordres sont irrémédiablement disjointes et irréconciliables. Distinctes et opposés (460). La charité est supérieure à la raison (ou à l'esprit), et la raison au corps. Il y a là certes une hiérarchie mais elle est inefficace. Ces trois ordres sont transcendants l'un par rapport à l'autre. C'est dire qu'ils ne peuvent se communiquer. Vouloir établir une immanence entre eux est vanité. C'est pourquoi nous consentons à jouer un rôle malgré nous car les apparences nous servent et parce qu'elles cachent notre vraie misère. Mais ces trois ordres sont nécessairement nôtres. Il est vain de vouloir de choisir; cela reviendrait à nier notre humanité. Chaque ordre est indépendant et clos sur lui-même. D'où l'impossibilité d'une politique juste, équitable et vraie. La dialectique pascalienne n'ouvre nullement sur un dépassement comme on peut le croire. La clôture des ordres et leur incommunicabilité interdisent d'aboutir à une synthèse (de type hégélien). Comment la charité tiendrait lieu de force, et comment la force la charité? Et comment ensemble (ou séparées) de raison?
La politique est le lieu où se reflète cette impossibilité d'un vivre-ensemble des ces trois ordres. Ceux-ci ne suffisent pas. Pas d'avantage la politique à faire accéder à un ordre supérieur. Tout homme pris dans ces trois ordres est à la fois fini et incomplet. Fini parce qu'il ne peut y échapper, incomplet, parce qu'il aspire justement à la plénitude, à autre chose que soi. Nulle force, nulle vérité, nul amour peuvent le satisfaire hormis Dieu, de qui viennent toute force, toute vérité et tout amour. Mais cela n'est pas de ce monde, et c'est par quoi le monde n'est pas Dieu. La séparation est radicale mais pas sans issue. Mais le fait qu'on ne puisse passer d'un ordre à un autre, ni nous contenter d'aucun d'entre eux forme le tragique de l'homme et de la politique. Ce tragique menace constamment la politique. Certes l'ordre politique et juridique est admirable, mais sans véritable bien qu'est Dieu selon Pascal. C'est une « fausse image », car les intérêts de chacun devenus sacro-saints, les forces en présence sont toujours les mêmes en plus exaspérées de nos jours. Nos démocraties sont à réinventer avec peut-être un peu plus de lucidité comme celle que Pascal promène sur nous et sur la politique.
*Les chiffres renvoient à la numérotation de Léon Brunschvicg, Pensées, Pascal, GF-Flammarion, 1976
*Préface d'André Comte Sponville dans son petit livre sur Pascal, Pensées sur la politique. (Rivages Poches, Petite Bibliothèque, 1992).
AUGUSTE UNAT
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