LE ROMAN D'ENEAS
C'est le pénible aveu de cet amour fait par Lavine à sa mère et la réponse calomnieuse de cette dernière dont il est question dans l'extrait ci-dessous:
« […] - Dame, j'aime, je ne puis le nier,
vous devez me donner de bons conseils.
- Je le ferai, si tu me fais confiance.
Puisque ton cœur est au supplice,
tu dois bien me dire pour quel objet.
- Je n'ose, madame, car je crois
que vous m'en voudriez:
vous me l'avez bien déconseillé,
vous m'avez bien mise en garde contre lui;
mon intérêt pour lui s'en est accru:
Amour néglige les remontrances.
Si je vous nommais mon aimé, je craindrais de vous fâcher.
- Jamais, je le crois, n'a bien aimé
qui veut blâmer quelqu'un qui aime.
- J'aime, je ne puis plus le nier.
- Alors ton ami ne s'appelle pas Turnus?
- Non, madame, je vous le garantis.
- Et comment donc ?
- Il s'appelle "E" »,
puis elle soupira et ajouta « ne », et après un instant prononça « as », parlant en tremblant et tout bas.
La reine réfléchit
et assembla les syllabes:
« Tu m'as dit "E" puis "ne" et "as",
ces lettres se prononcent Enéas.
- Oui, oui, madame, c'est lui.
- Et Turnus ne t'aura pas ?
- Non, je ne l'aurai jamais pour époux,
mais j'accorde mon amour à l'autre.
- Qu'as-tu dit, véritable folle?
Sais-tu à qui tu te destines?
Ce misérable est d'une nature telle qu'il ne se soucie guère des femmes.
Il apprécie davantage l'amour des garçons,
il ne veut pas chasser la biche,
il raffole de la chair de mâle;
Il aimera mieux étreindre son giton
que toi ou n'importe quelle autre.
Il ignore la chasse à la femelle,
Il ne passera pas par le petit trou,
Il adore les tripes de jeune homme.
Les Troyens sont élevés dans ce vice,
et tu as très follement fait ton choix.
N''as-tu pas appris comment
il a maltraité Didon?
Jamais il n'a fait de bien à une femme,
et il ne t'en fera pas, je pense,
ce traître, ce sodomite.
Il renoncerait toujours à te posséder
s'il avait un mignon;
il lui serait très agréable
que tu te prêtes à ses favoris;
s'il pouvait les attirer par ton entremise,
il le trouverait pas singulier
de procéder à cet échange:
le giton prendrait avec toi son plaisir
puisqu'il se prêterait à celui d'Enéas:
ce dernier le laissera bien te grimper dessus
s'il peut ensuite le mettre sous lui:
il 'aime pas la peau de con.
C'en serait fini de ce monde
si tous les hommes qui s'y trouvent
étaient pareils dans tout l'univers:
jamais une femme ne concevrait,
il y aurait grande pénurie de gens;
on ne ferait plus jamais d'enfants,
et alors ce serait la fin du monde.
Ma fille, tu as vraiment perdu l'esprit
quand tu fais ton amant d'un tel homme,
qui jamais ne se souciera de toi
et qui agit contre nature:
il prend les hommes, délaisse les femmes
et brise le couple naturel.
Prends garde à ne jamais m'en reparler,
je veux que tu renonces à cet amour
pour un sodomite, un couard.
Tourne ton cœur ailleurs:
aime celui qui t'aimera,
c'est Turnus qui, depuis sept ans,
te consacre ses soins;
prends garde qu'il ne s'en repente.
Si tu veux jouir de mon affection,
renonce donc à ce traître,
et destine ton amour à celui
pour lequel j'intercède, abandonne celui
qui serait toujours un étranger pour toi.
(vers 8589 à 8675)
L'auteur du Roman d'Enéas se révèle un romancier plein d'humour qui sait observer avec malice ses personnages. Ainsi, avec le véritable cours fait par la reine à sa fille Lavine sur les problèmes du cœur, la jeune fille, éprise d'Enéas, croira reconnaître les symptômes du mal que sa mère vient de lui indiquer. La présence de cet humour montre combien les tons peuvent être variés dans Le Roman d'Enéas, et passer des accusations de sodomie les plus ordurières au repentir le plus doux chez Lavine comme le montre ce second extrait :
La jeune fille le vit venir,
elle commença à se repentir
de l'avoir tant calomnié
et dit :
« J'ai bien mal agi!
J'ai parlé en vraie folle,
je crois qu'Amour m'a dénoncée
pour avoir tant médit de lui.
Je m'en repens, je l'ai trop calomnié.
Très cher ami, voici mon gage,
je vous ai accablé d'insultes,
je vous offrirai la réparation qu'il vous plaira.
Je devrais bien me repentir,
moi qui vous ai accablé de tels outrages.
Oh! malheureuse, comme il me tarde
qu'il me fasse subir son châtiment!
Très cher ami, si cela vous plaisait,
je me rendrais nu-pieds à votre tente;
ce serait un délice,
je n'éprouverais ni mal ni douleur.
J'ai mal parlé, ce fut folie,
je vous ai couvert de très injustes reproches.
Ami, j'ai bien mérité la mort;
si vous le décidez, ma vie ne compte plus,
et si vous le voulez, je suis guérie. »
(vers 9257 à 9280)
Hiç yorum yok:
Yorum Gönder